Âme du monde, Alchimie et Imagination active, Retour sur la psychologie des profondeurs (Jung)

« De pierres mortes,
transformez-vous en pierres philosophales vivantes »
Dorn

Intuitions néoplatoniciennes

L’Ame du monde est une figure majeure et majestueuse de la philosophie, célébrée par Platon et plus tard Plotin, Jamblique, Proclus Damascius. Elle deviendra l’anima Jung, livre rouge, liber novus mundi des chrétiens du Moyen Âge, la nafs al-Kuliyya (l’Âme universelle) des musulmans… Que signifie-t-elle au fond ? De mille et une façons, nos philosophes, essentiellement néoplatoniciens, nous disent qu’elle est Médiatrice entre, d’une part, le monde de la matière dans lequel nos corps se meuvent, autrement dit l’instance sensible de l’existence, et, d’autre part, l’Intellect et, au-delà de lui, la transcendance de l’Un. De ce dernier, rien ne peut être dit. C’est pourquoi l’authentique théologie ne peut procéder que par soustraction. La théologie ne peut être, pour les tenants de l’Ame du monde, que négative, non pas au sens moral du terme, mais au sens mathématique : soustraire, nier, ôter du discours sur l’Arché, l’origine, toutes nos propositions qui viseraient à le définir, à le circonscrire…

L’Âme du monde est cette immanence, cette présence du divin, manifestation du Sans-Fond. Nos vieux sages disent aussi que l’Âme du monde est d’une nature plutôt féminine… Si l’Âme du Monde est médiatrice entre l’ineffable, l’Intellect et le sensible, c’est qu’elle assure le lien entre l’Un et le Multiple, témoigne du déploiement de l’Un dans le sensible, et du retour du sensible dans l’Un. Jung, livre rouge, liber novus Elle impulse les dynamiques de la diversité, assure la diversification des phénomènes, donne forme aux réalités sensibles. Dans un mouvement de conversion, de retour, elle permet aussi à ces concrétudes de « remonter » vers le Principe. Plotin, l’un des plus géniaux penseurs de l’Antiquité, parlait de Procession (l’émanation de l’Un vers le Multiple) et de Conversion (le retour du Multiple vers l’Un), pour signifier cette immense respiration cosmique. Dans ce rythme vivant, l’Âme du monde tient son rang de liant universel. Le grand émerveillement, pour nous, serait de savoir que l’Ame du monde n’est pas à côté de notre âme, mais dans sa profondeur. Plus même, l’Âme du monde, la Sagesse, est la profondeur de notre âme. C’est à ce niveau où la haute métaphysique de l’Âme du monde rencontre la psychologie des profondeurs de Carl Gustav Jung, continuée par Marie-Louise von Franz, James Hillmann, Barbara Hannah, Étienne Perrot, Pierre Solié, Michel Cazenave, et une multitude d’autres psychologues, théoriciens et praticiens, ainsi que des philosophes.

Anima mundi et Imagination active

Les divers pages du Vocabulaire de Jung (édition Ellipses), que l’ancien président de la Société Française de Psychologie Analytique, Aimé Agnel, a dirigé, sont utiles pour les indications qu’elles fournissent à propos de cette connexion entre néoplatonisme et psychologie jungienne. On lira notamment les entrées « Alchimie », « Âme » et « Religieux » rédigées par Michel Cazenave, philosophe et directeur de la traduction en langue française des œuvres de Carl Gustav Jung. Il souligne notamment que pour ce dernier, et cela en lien explicite avec la tradition alchimique, le salut de l’humain – nous pourrions dire aussi sa « réalisation spirituelle » – passe nécessairement par son inscription « dans un horizon global où l’âme individuelle se trouve identique à l’anima mundi » (p. 16). Michel Cazenave revient également sur la fonction médiatrice de l’Âme. Après avoir dit qu’elle assume le rôle de médiation entre l’Esprit et la Nature, il écrit que « le monde de l’âme devient de ce fait un monde objectif, c’est-à-dire un monde existant par lui-même de plein droit, et dont l’imagination est l’organe à la fois de construction et de connaissance » (p. 19).

Jung, livre rouge, liber novus Carl Gustav Jung a parfois identifié l’Âme du monde et l’Inconscient collectif. Celui-ci ne serait pas seulement l’élargissement à la collectivité humaine de notre inconscient. En fait, cela voudrait dire plus justement qu’il y a dans les profondeurs de la personne humaine un horizon transpersonnel, universel, cosmique. Les alchimistes et les humanistes de la Renaissance le savaient bien, eux qui considéraient l’humain comme microcosmos ; nous connaissons tous la figure de l’homo universalis… Dit autrement, l’Ame du monde, au sein de l’âme singulière, est simultanément le point le plus haut et le point le plus profond.

L’imagination est donc « l’organe à la fois de construction et de connaissance » du monde de l’Âme. Mais si ce monde est réellement objectif, les « images » produites par l’imagination ne sont pas pures fantaisies ; elles existent également. Le Grand Œuvre alchimique aussi bien que le processus d’individuation de la psychologie jungienne – qui vise à conscientiser les contenus de l’inconscient -prennent au sérieux ces Images, qu’elles surgissent de la Nature vivante ou de nos profondeurs psychiques. Elles constituent même la materia prima, la matière première à partir de laquelle l’Adepte, l’initié ou l’analyste travaille. Carl Gustav Jung a inauguré, dans le contexte de la psychologie contemporaine, l’usage de cette démarche, en l’appelant « imagination active ». L’adjectif mérite qu’on s’y arrête. Elle est active parce que l’imagination produit des images, à partir de l’inconscient, dans le cadre d’un processus d’individuation, de résolution thérapeutique d’un certain nombre de dérèglements émotionnels.

Le Livre Rouge

Il ne s’agit donc pas d’imaginer pour imaginer, mais de se confronter avec ce qui se joue dans ce qui est en deçà de notre conscience rationnelle personnelle. Carl Gustav Jung, dans Ma vie, explique que l’imagination active fut sa voie privilégiée. Le meilleur témoignage de cette autopsychologie des profondeurs est certainement Le Livre Rouge, rédigé entre 1914 et 1930, qui rassemble ses visions, rêves et dialogues intimes, et édité pour la Jung, livre rouge, liber novus première fois en 2009 ! Il faut ici remercier Sonu Shamdasani, qui est d’origine indienne, d’avoir établi l’édition du livre, et les éditions L’Iconoclaste et La Compagnie du Livre Rouge de l’avoir publié en langue française, sous la direction de Bertrand Éveno et d’un collectif de brillants traducteurs. Carl Gustav Jung y décrit ses périples intérieurs, arpentant « le chemin qui mène aux champs éternellement fertiles de l’âme » (p. 147). Ce document exceptionnel est émouvant, car le maître de Zurich nous conte les retrouvailles avec son âme. Ecoutons-le :

« Mon âme, où es-tu ? M’entends-tu ? Je parle, je t’appelle – es-tu là ? Je suis revenu, je suis rentré – j’ai secoué de mes pieds la poussière de tous les pays et je suis venu à toi, je suis avec toi ; après de longues années de longue marche, je suis à nouveau venu vers toi. Veux-tu que je te raconte tout ce que j’aie regardé, vécu, ingurgité ? Ou bien ne veux-tu rien entendre de tous ces bruits de la vie et du monde ? Mais il faut que tu saches une chose, il y a une chose que j’ai apprise : que l’on doit vivre cette vie. Cette vie est le chemin, le chemin que l’on cherche depuis si longtemps et qui mène à l’inconcevable que nous qualifions de divin. Il n’y a pas d’autre chemin. Tous les autres chemins sont de mauvais chemins. J’ai trouvé le bon chemin ; il m’a conduit jusqu’à toi, jusqu’à mon âme. Je reviens, calciné et purifié. Me reconnais-tu ? Comme la séparation fut longue ! » (pp.149-150).

Barbara Hannah

Les Editions du Dauphin, dans les années 1990, ont repris la totalité du fond des Editions Jacqueline Renard, avec notamment les ouvrages de la collection de la Fontaine de Pierre, célèbre maison qui publia des ouvrages clés de la psychologie des profondeurs. Parmi eux, les livres de Barbara Hannah et Marie-Louise von Franz méritent un détour. Ils fournissent, dans une étroite relation avec les écrits de Carl Gustav Jung, des clés précieuses pour élucider cette question de l’âme, de l’Âme du monde et de l’Imagination active, qui sont les termes de notre questionnement. Commençons par Barbara Hannah (1891-1986). Cette analyste d’origine écossaise a rencontré Carl Gustav Jung en 1929. Après avoir été son élève, elle devint l’une de ses proches collaboratrices et son amie. C’est dans Rencontres avec l’Âme. L’imagination active selon C. G. Jung, qu’elle propose une présentation de la démarche « voie nouvelle pour se mettre en rapport avec les contenus de l’inconscient au sein de la réalité unitaire de la fantaisie créatrice » (p. 9). Ailleurs, elle souligne que l’imagination active peut être comprise, à l’instar de la prière ou de la contemplation du religieux ou du mystique, comme une négociation avec les forces de l’invisible, comme la tentative de l’humain d’« entrer en rapport avec des forces éternelles plus grandes que lui » (p. 14). Les nombreux exemples choisis, parmi ses patients – Édouard ou Sylvie – ou de grands intellectuels du passé, comme Hugues de Saint-Victor, témoignent du souci de Barbara Hannah de ne pas perdre de vue l’humanitas de l’humain, ses épreuves, ses drames et ses rêves.

Marie-Louise von Franz

Comme Barbara Hannah, la Suissesse Marie-Louise von Franz (1915-1998) fut la collaboratrice de Carl Gustav Jung, collaboration qui dura trente années. Cette rencontre a été décisive pour ce dernier, car grâce à la jeune femme, il a pu véritablement se plonger dans l’univers de la pensée alchimique. Elle est d’ailleurs le coauteur du testament alchimique de Jung intitulé Mysterium conjunctionis, dont elle signera le troisième volume, Aurora Consurgens.  Son livre Alchimie et imagination active est le fruit d’un cours donné à l’Institut Carl Gustav Jung de Zurich. Il s’agit du commentaire d’un traité alchimique du 17e siècle écrit par Gerhard Dorn. Marie-Louise von Franz souligne que ce traité est un bon exemple de ce que Carl Gustav Jung appelait l’« imagination active », autrement dit le dialogue intérieur, la rencontre avec les puissances de l’intériorité, afin de les amener à la pleine conscience. Elle y examine l’analogie entre le Grand œuvre alchimique et le travail préconisé par la psychologie des profondeurs. Pour elle, l’étude de l’alchimie, à l’époque contemporaine, doit compter avec l’œuvre de Carl Gustav Jung. Elle souligne que l’alchimie est une science traditionnelle qui vise à la fois à la maîtrise du monde physique et à la connaissance de l’intériorité. Cette connaissance, qu’elle met en évidence à partir des sources arabes, grecques et latines, se veut transformante. L’alchimie est initiation et la quête de savoir des alchimistes est quête spirituelle, en même temps que « physique sacrée ».

Toujours aux Editions du Dauphin/Jacqueline Renard, nous pouvons lire la série des ouvrages de Marie-Louise von Franz consacrée aux contes de fées : L’interprétation des contes de fées, L’ombre et le mal dans les contes de fées, La délivrance dans les contes de fées, La femme dans les contes de fées. Il n’est pas possible, ici, de présenter convenablement ces ouvrages. Disons seulement qu’ils sont un passage obligé pour ceux et celles qui estiment que les contes, les « histoires de bonnes femmes », sont un formidable réservoir de mythes, qui émergent à l’interface entre l’âme des individus, qui peuvent les transposer dans leur existence singulière, l’âme des peuples, qui sont la matrice de créativité de ces histoires orales, et l’Âme du monde, Reine de l’Imagination. La première phrase de l’interprétation est claire : « Les contes de fées expriment de façon extrêmement sobre et directe les processus psychiques de l’inconscient collectif » (p. 11).

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Nous terminerons cette modeste exploration en revenant aux interactions entre la psychologie des profondeurs et la pensée alchimique. Initié à l’œuvre de Carl Gustav Jung par Etienne Perrot, Bertrand de la Vaissière exerce la psychothérapie analytique jungienne en région d’Avignon. Il a publié, au Dauphin, Le travail des rêves en psychothérapie analytique jungienne. Il nous propose les clés d’une psychothérapie alchimique. À ses yeux, le Jung, livre rouge, liber novus symbolisme alchimique est d’une grande fertilité pour décrire les événements de la vie de l’âme. L’auteur met l’accent sur le fait que l’interprétation des rêves de nos contemporains revient au fond à interpréter les mêmes images fondamentales et les mêmes dynamiques de sens travaillées dans la pensée alchimico-hermétique. Selon les termes d’une méthode analogique, il associe les différences phases de l’œuvre alchimique aux divers états de l’âme : le nigredo (l’œuvre au noir) avec l’ouverture à tous les aspects de l’inconscient notamment la part sombre ; l’ albedo (l’œuvre au blanc) avec la maîtrise des passions ; et le rubedo (l’œuvre au rouge) avec notre inscription et notre lien au monde. Ces étapes sont celles d’un processus de purification à la fois nécessaire et exigeant. L’auteur écrit : « L’alchimie décrit le passage d’un état de désordre, de chaos et de conflit entre les opposés, à un état d’unité, selon des degrés de conjonction successifs et une progression dans laquelle, à la suite d’une purification longue et de nombreuses métamorphoses, tous les constituants individuels d’une nature humaine pourront trouver leur place. Elle requiert un engagement sincère et elle vise l’avènement d’une conscience que les alchimistes appelaient « le fils des philosophes », c’est-à-dire un homme entier, ordonné et relié. On peut dire qu’elle cherche à faire de l’homme un cosmos » (p. 84).

Devenir un cosmos ! Nous retrouvons là toute l’intention du néoplatonisme, de la philosophie sacrée des humanistes, et de l’écologie toute spirituelle, des anciens à ceux qui dans l’ombre, aujourd’hui, œuvrent pour l’Œuvre. De Plotin et de Porphyre, et avant eux d’Hermes et d’Homère, jusqu’à Jean Scot l’Erigène et Pic de la Mirandole, de Dorn à Goethe, de Robert de Fludd à Novalis, d’Ibn Arabi à Carl Gustav Jung, de Keats à Marie-Louise von Franz, de William Butler Yeats à Louis Cattiaux… Un fil d’Ariane – la Chaîne d’Or –  relie ces âmes et les élèvent à la grande Âme.

Mohammed Taleb

Ouvrages cités

De Carl Gustav Jung,
Le Livre Rouge. Liber Novus, L’Iconoclaste/La Compagnie du Livre Rouge, 2012.
Ma Vie. Souvenirs, rêves, pensées, Gallimard, 1991.
Mysterium conjunctionis (tome 1 et 2), Albin Michel, 1980 et 1982.

De Marie Louise von Franz
Alchimie et imagination active, Editions du Dauphin/Jacqueline Renard, 2009.
Aurora Consurgens. Le lever de l’aurore, Éditions La Fontaine de Pierre, 1982.
L’ombre et le mal dans les contes de fées, Editions du Dauphin/Jacqueline Renard, 2009.
La délivrance dans les contes de fées, Editions du Dauphin/Jacqueline Renard, 1998.
L’interprétation des contes de fées, Editions du Dauphin/Jacqueline Renard, 2003.
La femme dans les contes de fées, Editions du Dauphin/Jacqueline Renard, 2009.

Autres ouvrages
Le travail des rêves en psychothérapie analytique jungienne, Bertrand de la Vaissière, Editions du Dauphin, 2013.
Rencontres avec l’Âme. L’imagination active selon C. G. Jung, Barbara Hannah, Editions du Dauphin, 2012.
Le vocabulaire de Jung, sous la direction de Aimé Agnel, Ellipses, 2011.

Mohammed Taleb est philosophe, conférencier et formateur en Education relative à l’Environnement. Il enseigne l’écopsychologie et l’histoire de la philosophie écologique à Lausanne, au sein de l’Ecole supérieur en Education sociale. Il a dirigé Sciences et Archétypes. Fragments philosophiques pour un réenchantement du monde. Hommage au professeur Gilbert Durand (Dervy, 2000).

 

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