En supplément de cette recension de l’ouvrage de Gaver et Guillebon consacré à L’anarchisme chrétien – avec sa très actuelle problématique : l’ordre sans le pouvoir (comment vivre dans une société où règne un ordre propice à la conjugaison des individus sans qu’aucun pouvoir ne vienne tenter de s’imposer à eux ?) – Unidivers a réalisé avec ces derniers un long entretien qui paraîtra en feuilleton tout au long du mois de juin à partir du vendredi 1er. Une cure d’altitude intellectuelle, comme disait Proust…
« Je ne me reconnais, en pensée, aucun maître en dehors de Dieu »
Lucien Jerphagnon (émission Le Grand Entretien, France-Inter, 17 décembre 2010)
Jerphagnon… En voilà bien un qui manque dans sa quête haletante d’une fresque de l’indéfinissable de « l’anarchisme chrétien ». À notre tour, débutons par les manques de ce fort réjouissant ouvrage. Mais c’est avec Gilbert-Keith Chesterton, l’une des figures tutélaires mais non-dite de cette histoire, que nous rassurerons les auteurs : « Je ne prétends pas faire la critique d’un livre, j’y puise seulement matière à un article… »
À la lecture des noms qui jalonnent ce livre riche de presque 400 pages, une première interrogation se dessine : quelle est la pertinence de cette recherche effrénée qui consiste à combler l’aporie entre les deux termes qui composent le titre ? En effet, les deux auteurs ne tentent-ils pas, par une sorte de jeu dialectique, de tirer abusivement vers leur objectif des penseurs, écrivains et poètes qui ne s’y reconnaitraient pas ou que partiellement ? Cet écueil, Guillebon et Gaver l’évitent, en partie, par une franche honnêteté et une connaissance assez précise des vies et œuvres qu’ils abordent :
« Nous n’avons reculé devant rien pour bâtir notre propos : nous avons usé de tous les moyens, même légaux, comme l’annexion, la reprise, le mélange, l’inspiration, l’effusion ou le détournement, pour parvenir à nos fins, en essayant, autant que possible, de rendre à chacun son dû. » (p. 10)
« Nous avons donc toujours cherché de justifier notre invasion par des références probantes mettant en lumière le fond intime de la pensée de ces auteurs que nous annexions. » (p.12)
De même, ils ne bottent pas en touche quant à la question de la validité de l’apparente antinomie du christianisme et de l’anarchisme et de la problématique du « pouvoir » pour l’Église (notamment catholique romaine) :
« L’anarchie était, sinon inconcevable, du moins le pire des régimes pour les penseurs antiques puis médiévaux chrétiens (saint Thomas). Pourtant face aux évolutions de la technique et de la surveillance moderne, elle a pu apparaître comme une voie de salut, ou du moins, une utopie salvatrice pour les chrétiens. » (p.15)
On regrettera, néanmoins, une orientation catholique unilatérale (malgré plusieurs pages d’un grand intérêt consacrées à Kropotkine, Tolstoï, Ellul ou Gandhi – nous y reviendrons) qui conduit nos auteurs à ne pas pouvoir remonter au-delà de 1888, date d’une encyclique de Léon XIII qui évoque les fondements d’un esprit « d’anarchisme ».
Et c’est seulement à la fin d’un instructif premier chapitre intitulé A la recherche de l’anarchisme chrétien que surgissent deux références aux Actes des Apôtres, à l’Évangile de saint Luc et aux Épitres de saint Paul. Ces dernières laissent pourtant de fait accroire que des considérations radicales « opposables » aux « socialismes collectivistes ou individualistes » et aux « libéralismes égoïstes» existaient dès les origines du christianisme.
Dans ce cadre, les passages de Paul concernant les « pouvoirs » ne sont pas convoqués et l’extraordinaire corpus des Pères de l’Église est tout bonnement ignoré. Sans remettre en cause la qualité de l’ouvrage, il aurait pu être judicieux, en partant de plus loin, en prenant plus « d’élan », de projeter plus loin les idées ressuscitées dans ces pages avec puissance !
Rappelons aussi le concept dynamique de Fedorov – dont la présence aurait éclairé d’une autre grâce le cas Tolstoï : « les idées sont projectives » ! Fort heureusement, les idées ne manquent pas dans cet ouvrage. Et c’est sont point fort. C’est une vraie jubilation que de trouver au fil des pages tant de figures, tant de pensées, toutes radicales et empressées d’en découdre avec les petites idées bien arrêtées du lecteur. Baudelaire, Rimbaud, Verlaine restitués, resitués, désengoncés. Rendus à leur vraie figure de perpétuels « indésirés parce qu’indésirables » (terme emprunté à un autre grand absent, Armand Robin), dévêtus de cette infernale chape de plomb du « poète maudit » et qu’on vénère désormais « à la petite semaine » grâce à cet habile désamorçage.
Eux dont la chair savait prophétiquement ce que Lanza de Vasto (autre figure notable de ce livre) affirma plus tard : le poète ne doit avoir aucune indulgence littéraire pour ses péchés ! Les quelques pages qu’ils leur sont ici consacrées nous confirment que ce monde les a littératué ! Il leur à fait indulgence afin de s’accaparer leur puissance déflagratrice. Il les a confisqués de leur vérité. Façon gothodinde ânonnant un « noir romantisme » alors qu’elle ne risque plus les foudres d’aucune censure. Comme si l’héautontimorouménos se piquait de comprendre la richesse de Fusées ou de Mon cœur mis à nus ?
Et pourtant quelle prétention générale à la rébellion ! Sans doute, notre époque aura-t-elle perdu de vue, dans son unanimisme humanitarien, que ce que recherchaient ces véritables énervés était davantage la bonté incarnée que l’inaccessible « bien » platonicien (Berdiaev – autre absent de taille ! – disait, en parlant d’ailleurs des anarchistes russes, qu’en tant qu’abstraction il pouvait être le pire des « maux »).
Incarnation, là est sans doute le maître mot de ces parcours si magnifiquement différents – de la plus humble pauvreté volontaire à l’exubérance la plus absolue. Refus de l’uniformisation, de la mise à mort technique de la personne. En ce sens, les quelques pages consacrées au mitan de l’ouvrage à Emmanuel Mounier présentent un excellent résumé de cet essai de comblement de l’aporie et audacieux assemblage « anarchisme & chrétien » :
« …il est vrai qu’une certaine manière de nier Dieu et le monde peut n’être qu’une conscience tragique de leur appel » (p. 322)
L’aporie se résout finalement « d’elle-même » par-delà les mots. Et cette résolution tient dans un mot, kénose :
« L’anarchie, c’est une modification intime de la relation des hommes, une modification interne du pouvoir qui se fait service – et humble service. C’est la kénose, le dépouillement du pouvoir qui se fait, comme l’a vu Pierre Boutang – c’est la politique considérée comme souci et comme charité […] Pas d’anarchisme sans ascétisme non plus – sans renoncement à la domination, à la compétition, à la prédation – sans reniement de l’égoïsme et de la volonté de puissance. » (p.27)
Au-delà des mots, le monachisme serait finalement la réponse la moins « tortueuse ». Le caractère souvent tragique, déchiré, « humilié et offensé » des principaux poètes et écrivains qui sont présentés au lecteur dans la première partie de l’ouvrage – avec une fougue incandescente qui rend très justement compte de leur foi chaotique et explosive – est tout entier marqué de cette kénose et de cette aporie. Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, évidemment, mais surtout les somptueux oubliés, André Dhotel (si humble qu’on ne le cite qu’à travers sa magnifique biographie de saint…) l’énorme Retté, le bouillant Boylesve, l’hypnotique rimbaldien Germain Nouveau, le magnifique fol en Christ breton Helo, etc. La fascination de plusieurs d’entre eux pour le Moyen Âge intégralement baigné de la spiritualité des grands ordres le démontre à l’envi.
Toutefois, une césure se marque entre ces grands fauves christiques rougeoyants de colère et de dédain et leurs successeurs. La fougue poétique en moins, Philippe Murray serait en France, l’un de leurs derniers rejetons. Bernanos est, quant à lui, plus « penseur » et plus « posé », bien que certaines de ses « saintes » colères le rattachent encore à un Léon Bloy. Thibon, poète, est malgré lui happé par une philosophie nécessairement moins enragée. Mounier, Ellul, Charbonneau (pour ne rien dire des figures de Thoreau ou de Hainart), quoique forcément excentrés, se concentrent déjà sur « l’organisation » et le pragmatisme…
Ce qui, toutefois, saisit à travers une lecture attentive (et forcément un peu exaltée, puisque le style et le ton y invitent fort agréablement) c’est que cette débauche de textes, de mots, de livres accouche d’un résultat qui, du seul point de vue de « l’efficience » est d’une accablante inefficacité. De Proudhon à Ellul en passant par Muray.
Peut-être ces derniers ont-ils oublié certaines paroles des Écritures pour orienter l’attention sur une part seulement… Il est bien difficile d’avoir une vision juste de cet ensemble qui paraît si « dérisoire » en terme quantitatif d’oeuvre. Peut-être oublie-t-on d’écouter, au-delà du bruit de nos propres paroles inspirées, cette autre exigence : « que la main droite ignore ce que fait la gauche ». Tracer des plans, organiser des « communautés », fonder, bâtir, est-ce là, finalement ce qui est demandé :
« Permettez-moi de vous dire que vous avez acquis une psychose de la bienfaisance, en enfermant tout le christianisme dans les limites étouffantes des devoirs élémentaires de l’altruisme social. Vous oubliez que le christianisme est Amour et que l’Amour ne connaît pas les limitations qu’invente la tiédeur de la foi pour des raisons faciles à comprendre. L’amour pour autrui, quand il ne procède pas du cœur, est digne de mépris. Quand il vient du cœur, l’âme est en état d’ivresse. L’intérêt du prochain, les bonnes œuvres ne lui suffisent plus. L’amour est double, tendu vers Dieu et vers les hommes. Le monde est trop restreint pour l’âme amoureuse qui veut déverser l’amour sur quelque chose qui soit au-delà de ce monde, sur Dieu. Dans sa recherche de l’Epoux-Christ, elle fuit au désert où Lui-même séjourne. » (Théoclète Dionysiatis, Entre Ciel et terre, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2012, p. 80)
Par « altruisme » Gandhi (oui, le Mahatma, très instruit et inspiré des Évangiles a toute sa place ici), ses disciples, dont Lanza del Vasto (ami de ces esprits poètes brûlés au feu de l’absolu, Daumal, et le si splendide et méconnu Dietrich) ont agi. Ils ont agité la matière humaine et sociale avec une exigence d’amour et de toute-puissante humilité christique mais finalement sans doute guère assez priante. Peut-être pas assez « personnelle » non plus, tant ils étaient agités par leur « siècle » et par des combats qui exigent une purification que connûrent les saints Antoine, Jean Chrysostome et quelques autres mais que, précisément « nos temps » semblent vouloir ignorer, même chez les « meilleurs » d’entre nous.
Alors, quelle est « l’échelle » de l’agir ? Berdiaev (qui aurait mérité de nombreuses pages) le soulignait à propos des anarchistes de son temps : objectiver le prochain ou lui préférer le lointain mène à des conséquences tout aussi « catastrophiques » que les conditions délétères contre lesquelles on entend lutter. (Ce que les deux auteurs mettent en exergue de façon en évoquant avec beaucoup de justesse et de finesse le « cas » Coupat). En outre, le souci de la communauté (plus que de la communion) et le pragmatisme organisationnel de Gandhi ou de Lanza del Vasto auraient certainement fort irrité Léon Bloy, soupiré Rimbaud ou ricané un Barbey ou un Baudelaire…
Toutefois, le cheminement de Mounier est, à ce propos, très révélateur et fort justement analysé, il faudrait en retenir particulièrement ceci :
« Peut-être personne n’a-t-il jamais mieux décelé l’essence du mensonge : il est refus de relations réelles. Dialoguer pour Mounier c’est refuser ce refus même […] La personne pour lui est tridimensionnelle […] Et c’est la référence à l’absolu qui permet de ce tourner vers le dehors sans s’y perdre. Le dialogue avec tous lui à fait comprendre que la personne elle-même est dialogue, qu’elle est même une certaine tension entre la liberté et le don. » (Jean Lacroix, cité p. 320)
La personne, ce don unique, cette révélation christique irréversible, est donc la réponse au comblement de la césure aporétique de cet assemblage sémantique « anarchisme chrétien » ! Ce livre entier en est, et c’est son grand mérite, l’illustration frappante. Il n’est pas une simple galerie de portrait, de « têtes coupées » exposées au regard curieux du lecteur. C’est un voyage, un pèlerinage désaxé qui s’égaye dans les multiples demeures des exaltés, des humbles orgueilleux, des pécheurs palpitants et implorants… C’est de cet aspect de l’ouvrage qu’il faut tirer le « meilleur profit ». Ces exemples mirifiques de personnes assumées, abîmées de leur sublime humilité et de leur sauvage précarité, assumant toutes les contradictions, assumant cette position véritable de « derniers des derniers ». Loin de la prétention littéraire de ceux qui se veulent des « autorités », ils surent que cette activité est celle des « raclures », des tous derniers serviteurs : « Ecris pour expier, écris pour espérer. N’aie aucune indulgence littéraire pour tes péchés. Au lieu des péchés, écris !” (Lanza Del Vasto)
« L’anarchisme chrétien » ne semble ni concrètement « réel » ni précisément « souhaitable ». Les auteurs l’affirment : « L’anarchisme, c’est donc la tension vers l’anarchie » (p.397) c’est-à-dire « une société libre, digne, décente, juste, humaine, communautaire, familiale, locale, villageoise, amicale, une vie libre, simple, naturelle, décente et digne d’être vécue. » En effet, qui ne souhaiterait une telle société et une telle vie ? Mais se pose tout de suite la question : quel est besoin du Christ pour les réaliser ? Si tout humain les souhaite, l’humain est en situation de « chute ». C’est pourquoi on peut penser que le Christ venu révéler le divino-humain devrait être bien plutôt le point vers lequel « tendre » ?
À mon sens, il y a, malheureusement, dans le terme d’anarchisme chrétien, le germe de ce que Miguel de Unamuno reprochait aux « conservateurs chrétiens » espagnols qu’il appelait fort justement des « christianistes ». Le nom de chrétien est un nom d’homme, le seul qui rende libre, le seul qui rende « sans étiquette ». Il ne devrait jamais, pour commencer, être accolé à un quelconque adjectif quand bien même celui-ci à de grandes « lettres » de noblesse. Il ne faut ni « appel » ni « manifeste », il y a l’Évangile.
L’indistinction dans laquelle se tenait chez Baudelaire, Verlaine, Bloy, Rimbaud, Bernanos ou chez Péguy (avec l’acrate) l’idée d’une insoumission de la personne est bien plus belle et forte – plus « christique » – dans sa clandestinité que toutes les tentatives théologico-politiques. Tentatives qui courent toujours le risque du sectarisme ou de l’arraisonnement par « ce monde ».
Il n’en demeure pas moins que ce livre est un phénomène ! Non pas un « événement » comme on dit trop facilement, comme pour désamorcer la communication journalistique et éditoriale, mais bien un phénomène, comme on dit avec raison, mais sans comprendre toujours l’acuité réelle du terme, d’un individu un peu « poète » qu’il est un énergumène. Attention, donc, quelles que soient les divergences que l’on puisse émettre à la marge, l’énergie irradiante de l’Esprit circule dans ces pages !
Thierry Jolif