Lundi 13 juin 2022, le Syndicat professionnel de la critique de théâtre, musique et danse l’a annoncé : The Rake’s Progress, production de l’Opéra de Rennes en coproduction avec Angers Nantes Opéra, reçoit cette année le prix Claude Rostand. Ce prix distingue le meilleur spectacle lyrique créé en Régions pour la saison 2021/2022.
Présentation par Nicolas Roberti :
Une mise en scène ingénieuse constituée d’un fond de théâtre doté de six cellules superposées sur deux étages combine heureusement un décor années 50 à la patine vintage avec des projections de photos et vidéos cultes. La soprano et la mezzo (Elsa Benoit et Aurore Ugolin) sont totalement convaincantes, il en va de même des ténor et baryton (Julien Behr et Thomas Tatzl) malgré un léger retard à l’allumage. L’intérêt de cette production est sans doute de bien mettre en exergue le propos de Stravinsky : nous nous tenons à la fin du monde classique et au début d’une nouvelle ère – aussi bien dans la composition opératique que sociétale. The Rake’s progress met ainsi en jeu la transition, encore mêlée, entre le drame moral classique (ici aux accents mozartiens) et le conte existentiel (de nature psychologique) qui prépare l’émergence de la postmodernité.
Découvrez la recension complète de Thierry Martin :
A bien y regarder , ce n’est pas si souvent que les scènes classiques rennaises nous proposent des œuvres d’Igor Stravinski, et le beau succès remporté lors de la première du jeudi 3 mars nous donnerait presque des regrets. The rake’s progress ou la carrière du libertin a séduit un public fasciné par ce grand écart entre classicisme et modernité.
C’est bien de cela dont il s’agit, aussi ne vous attendez nullement au Stravinski incantatoire et frénétique d’œuvres comme le sacre du printemps ou l’oiseau de feu, mais plutôt à celui d’une musique proche de celle que l’on qualifie de classique.Le thème de ce conte moral se rapproche beaucoup de l’histoire de Faust, vendant son âme au diable en l’échange de la jeunesse. Dans notre cas, la victime s’appelle Tom Rockwell et sa médiocre ambition se limite à faire fortune sans travailler.
Il sera donc immanquablement approché par Nick Shadow, au nom prédestiné, lequel, sans atteindre à la stature d’un Méphistoféles, se révélera au cours de l’œuvre un assez bon diable, pas vraiment doué pour cette fonction. La prestation de Julien Behr, (Rockkwell) ne soyons pas chiches de compliments, est époustouflante. Il tient son personnage avec brio et domine une partition qui ne lui fait aucun cadeau. Thomas Tatzi, en démon débonnaire, campe un personnage qui peine à être sardonique, mais que cela n’empêche pas d’être totalement convaincant. Un vrai plaisir.
Mais puisque nous évoquons Faust, parlons de Marguerite. Elle a pour nom Anne Trulove et est incarnée par la talentueuse Elsa Benoit. Elle nous tiendra plus d’une fois en son pouvoir tant son interprétation est digne de louanges .D’une jeune femme blessée en passant par le rôle d’héroïne se battant contre le mal, sa voix propose toutes les nuances de la souffrance et de la révolte. Lors de sa longue plainte du second acte, elle suggère clairement le personnage de Dona Elvira se plaignant de l’inconstance de Don Giovanni. Ces allusions mozartiennes ne manqueront d’ailleurs pas, mais s’il est juste d’évoquer le pastiche en parlant de The Rake’ progress, on ne tombe jamais dans le mauvais goût, mais plutôt dans l’hommage discret. On ne peut s’empêcher de sourire lorsque certaines parties sont ponctuées d’un accord de clavecin dans le plus pur style du dix-huitième siècle.
Un personnage clé viendra pourtant bousculer cet ordre opératique en nous précipitant dans une cacophonie jubilatoire et presque obscène avec l’arrivée sur scène de la très improbable Baba la Turque». Tout le public en reste bouche bée. Imaginez une sorte de Joséphine Baker à la robe aussi pailletée que largement fendue, déboulant sur scène dans un véritable tintamarre, exigeant du public des ovations répétées. On en redemande! Au fait petit détail que nous avons omis de vous révéler, c’est que ce phénomène de foire sorti tout droit du film «Freaks» est copieusement barbu. C’est peut-être à Brodway et à la comédie musicale que Stravinski nous invite à penser à ce moment-là, hypothèse pas du tout erronée si l’on considère qu’à cette époque de son existence il vivait aux états-unis. Notre accessit du jour ira donc à l’excellente Aurore Ugolin dont l’incroyable présence scénique vient nous bousculer sans ménagement pour notre plus grand plaisir.
Dans un rôle plus discret nous avons également apprécié le commissaire priseur habilement proposé par Christopher Lemming, ce personnage havre et d’une pâleur cadavérique nous renvoie au Nosferatu de Murnau et donne de cette corporation une image authentiquement vampirique, on jubile en silence.
Venons-en aux aspects plus techniques, et commençons par les décors. Au premier abord, ils ne sont guère séduisants, six cubes entassés en deux rangs de trois, laissant apparaître tous les arrières de scène, franchement cela ne fait pas rêver. Pourtant leur modularité et l’utilisation intelligente qui en est faite viendront effacer cette première impression mitigée. Les créations vidéo de Florent Fouquet projetées dans ces cubes de manière appropriée leur donnent une vie que rien ne laissait prévoir. La mise en scène très réussie de Mathieu Bauer en fait également un usage cohérent et on se laisse volontiers entraîner dans cette ambiance des années 50, que confirment sans ambages les costumes assez «vintage» de Chantal de la Coste .
Musicalement parlant, nous sommes vraiment en terrain connu, l’Orchestre National de Bretagne sous la baguette d’un courageux Grant Llewellyn offre une version dynamique et inspirée de l’œuvre de Stravinski. Pour reprendre une réflexion du chef d’orchestre, c’est une œuvre parfaite pour l’ONB, et il ne se trompe pas. Il n’est d’ailleurs pas seul puisque sur scène il reçoit l’aide oh combien efficace du chœur de l’opéra, l’ensemble Mèlismes, toujours très présent et pour cette fois, très sollicité. On verra certains de ses membres intervenir depuis les travées du premier balcon, interpellant les intervenants, jusqu’au chef de chœur Gildas Pungier, lançant des enchères (en Anglais) depuis le parterre. Un grand moment.
Comme vous le voyez, c’est un certain enthousiasme qui préside à la narration de ce que fut cette soirée à l’opéra de Rennes, d’autres représentations vous attendent et c’est un bon moment à passer, musicalement et visuellement, aussi ne vous en privez pas. Cela peut être, qui sait, une façon agréable de faire connaissance avec l’opéra, en tout cas nous vous y encourageons.
Où et quand ?
Répétition publique Samedi 26 février à 14h30 et 17h30
Bord de scène Samedi 5 mars à l’issue de la représentation
DISTRIBUTION
Opéra de Igor Stravinski, Livret de Wystan Hugh Auden (1951)
Grant Llewellyn
Direction musicale en alternance avec Rémi
Durupt Mathieu Bauer
Mise en scène
Grégory Voillemet
Assistant à la mise en scène
Chantal de la Coste
Décors
Florent Fouquet
Vidéaste
Lionel Spycher
Lumières
Avec
Scott Wilde
Trulove
Elsa Benoît
Anne Trulove
Julien Behr
Tom Rakewell
Thomas Tatzl
Nick Shadow
Alissa Anderson
Mother Goove
Aurore Ugolin
Baba la Turque
Christopher Lemmings
Sellem
Chœur de chambre Mélisme(s) Orchestre National de Bretagne
Durée 2h50 avec entracte
opéra chanté en anglais et surtitré
NOUVELLE PRODUCTION Coproduction Opéra de Rennes, Angers Nantes Opéra
Décors et costumes fabriqués dans les ateliers de l’Opéra de Rennes et d’Angers Nantes Opéra