Dans The Forbidden Zone Katie Mitchell offre un spectacle fascinant qui fusionne théâtre et cinéma. Devant les yeux d’un public ébahi se jouent trois spectacles en un : une pièce de théâtre, le tournage d’un film tiré de la pièce et le film lui-même – sans oublier la voix off qui relie ces trois versants. Présentation détaillée d’une éblouissante réussite entre war et women…
Afin de bien comprendre le procédé utilisé par The Forbidden Zone, une description du plateau s’impose. L’avant-scène est occupée par la reproduction grandeur nature d’une rame de métro. Un dispositif ingénieux de lumières et de sons simule le mouvement du train et ses différents arrêts ou pannes. De temps à autre, la rame se scinde en deux parties pour nous laisser voir au fond du plateau de petites alcôves où sont reconstitués des décors : bureau, infirmerie, patio, laboratoire ou toilettes publiques. Au milieu de ces décors, sont posées sur des trépieds plusieurs caméras que des opérateurs ou les acteurs eux-mêmes déplacent avec adresse afin de suivre l’action de la pièce. Au-dessus de tout ce décor se trouve un grand écran où est projeté le film. Enfin, au bout de la rame, un petit espace vitré avec un écran et un micro voient se succéder les acteurs venus déclamer leur texte.
Le procédé a déjà été employé par Katie Mitchell dans sa pièce précédente Mademoiselle Julie. Bien que le procédé et la virtuosité des acteurs et techniciens s’avéraient une réussite, cette dernière avait pu décevoir à l’époque. De fait, dans Mademoiselle Julie, le procédé ralentissait la pièce et alourdissait la mise en scène. Le résultat manquait de dynamisme et de vie. Dans The forbidden Zone, la fusion est réussie. Le procédé d’émiettement du temps scénique : jeux de scène/mise en image/projection est en adéquation avec le sujet, lui-même composé d’éléments divers. Il en suit un véritable puzzle à reconstituer qui est proposé aux spectateurs ; les indices étant apportés conjointement par le texte, la mise en scène et les gros plans filmés.
Pour éclairer l’ensemble, il est utile de préciser que trois actions se conjuguent et s’entrecroisent à des époques différentes à travers trois figures féminines. Clara Immerwahr, une jeune chimiste, connait une relation difficile avec son mari Franz Haber, scientifique acquis aux causes belliqueuses des Prussiens puis des nazis. Une jeune infirmière Mary Borden tombe amoureuse de Pierre, soldat français parti au front pendant la 1re guerre mondiale. Il sera victime des gaz toxiques inventés par Franz Haber. Enfin, Claire, petite fille du couple Immerwahr/Haber, réfugiée aux États-Unis loin de l’Allemagne nazie, travaille dans un laboratoire bientôt reconverti en… unité de recherches sur les armes nucléaires.
Afin de marier ces trois histoires, dans The Forbidden Zone Katie Mitchell utilise avec une grande pertinence le montage alterné – à la fois pour donner au spectateur les clés de compréhension de ces histoires fragmentées, mais aussi pour créer un suspense qui tient en haleine jusqu’au dénouement. La virtuosité de la mise en scène et des déplacements des caméras et acteurs est stupéfiante. Claire sort de la rame du métro, se fige sur le pas de la porte. Changement de plan. L’image passe sur Clara modifiant le rapport de son mari. Changement de plan. Mary recherche Claire. Changement de plan. Claire retrouve vie et quitte la rame où s’engouffre Mary…
En plus du montage, Katie Mitchell introduit par le biais de gros plans des éléments signifiants comme des photos ou des objets (croix de guerre) qui permettent au spectateur de nouer petit à petit les fils de l’histoire. Tous ces liens intemporels rendent vivant le traumatisme vécu par ces femmes. Leur lutte contre la barbarie des hommes touche profondément. L’émotion créée par les situations est amplifiée par la mise en image. En effet, chaque cadrage est particulièrement soigné ; et du premier coup, car ici, contrairement au cinéma, il n’y a qu’une prise. Tout est en direct, en « live ».
Katie Mitchell recourt à toutes les ressources de la mise en scène cinématographique. Les panoramiques, surtout ascendants, introduisent un personnage dans la scène ; des travellings créent le mouvement sur le quai de la gare, traduisent l’impossibilité d’arrêter le train et, donc, le destin. Il en va ainsi quand Mary, montée dans le métro, reconnait Claire qui vient d’en sortir et l’appelle en vain.
Katie Mitchell fait également briller la profondeur de champ, procédé qui permet de cadrer de manière nette deux personnages situés sur des plans différents. Inspirée par Ingmar Bergman dans Mademoiselle Julie, Katie Mitchell avait déjà utilisé ce procédé pour composer des plans avec deux visages. Ici, la mise en plan est plus radicale. La profondeur de champ, comme chez Orson Welles dans Citizen Kane, est brillamment employée. Dans le métro, Claire est inquiétée par un soldat américain. Pourtant situés aux deux extrémités de la rame, les personnages sont associés dans le même cadre : Claire en gros plan et l’homme en plan moyen. L’image nette des deux acteurs confère une intensité dramatique à la scène.
La pièce de Katie Mitchell ressemble alors aux films mélodramatiques de Douglas Sirk comme Le temps d’aimer et le temps de mourir ou à M. Klein de Joseph Losey.
Le mixage son est le dernier élément technique qui favorise l’intensité dramatique, en particulier dans le final. En effet, The Forbidden zone est dotée d’une bande-son de grande qualité. Elle juxtapose des bruits (métro, par exemple), des dialogues brefs mais significatifs et des textes venus d’autres voix, féminines elles aussi : Virginia Woolf, Hannah Arendt ou Simone de Beauvoir. Ces morceaux choisis dénoncent avec vigueur la folie destructrice des hommes. Heureusement, ces voix, à laquelle s’ajoute celle de Katie Mitchell, sont là pour nous émouvoir et nous alerter sur une dérive malheureusement toujours d’actualité…
The Forbidden zone de Duncan Macmillan, mise en scène Katie Mitchell, 1h20
Un pièce de théâtre donnée du 26 au 28 mars 2015 dans la salle Jean Vilar du TNB
avec Ruth Marie Kröger, Felix Römer, Jenny König, Andreas Schröders, Giorgio Spiegelfeld, Cathlen Gawlich
caméras Andreas Hartmann, Stefan Kessissoglou, Sebastian Pircher direction vidéo Leo Warner
scénographie Lizzie Clachan
costumes Sussie Juhlin-Wallin
vidéo Finn Ross
lumières Jack Knowles
son Gareth Fry and Melanie Wilson
musique Paul Clark
dramaturgie Nils Haarmann
production exécutive Schaubühne am Lehniner Platz, Salzburger Festspiele
coproduction Prospero (Schaubühne am Lehniner Platz, Théâtre National de Bretagne/Rennes, Théâtre de Liège, Emilia Romagna Teatro Fondazione, Göteborgs Stadsteater, World Theatre Festival Zagreb, Festival d’Athènes et d’Epidaure)