« On le vit avançant entouré de fusils, / par une longue rue, / arriver dans cette froide campagne, / encore étoilée du petit matin./ Ils ont tué Federico / quand pointait la lumière. / Le peloton de ses bourreaux n’osa pas le regarder en face. / Tous fermèrent les yeux ; / ils prièrent : même Dieu n’y peut rien ! Mort est tombé Federico : – sang sur le front et plomb dans les entrailles – /… C’est à Grenade qu’eut lieu le crime, / sachez-le – pauvre Grenade ! -, dans sa Grenade » …
Ce fut là l’hommage d’Antonio Machado après l’assassinat du poète andalou victime dès la première heure de la guerre civile espagnole. « Quelle ignominie ! Lorca était par excellence le poète le plus apolitique de la terre. Il mourut symboliquement comme la victime propitiatoire de la confusion révolutionnaire », a écrit Salvador Dalí. Pourtant, ce furent des raisons politiques qui condamnèrent Federico García Lorca, selon Ian Gibson, l’un de ses biographes. En février 1936, il apparut publiquement aux côtés du poète Rafael Alberti, de retour de Moscou, et d’écrivains espagnols membre de l’ « Alliance des intellectuels antifascistes ». Dans une interview du 10 juin 1936, Lorca déclara : « J’exècre l’homme qui se sacrifie pour une idée nationaliste abstraite simplement parce qu’il aime sa patrie les yeux bandés. […] Je suis d’abord citoyen du monde et frère de tous. Naturellement je ne crois pas à la frontière politique ». Il fut aussi chargé de porter la parole théâtrale dans toute l’Espagne, avec la troupe de La Barraca et l’appui de Fernando de los Ríos, leader socialiste et ennemi juré de la droite espagnole.
Que se passa-t-il en cet été 1936 ? Albert Bensoussan rapporte les derniers jours du poète avec force dans sa belle biographie : « Federico a filé à Grenade, le lieu des siens, où il espère, en retrouvant la chaleur familiale et amicale, renaître à la vie. […] Il se rend bien sûr chez les siens, le 14 juillet 1936, mais la nouvelle est aussitôt rendue publique dans la presse locale ». Il arrivait de Madrid où fut donnée la représentation de sa dernière pièce, La Maison de Bernarda Alba. La capitale était déjà en proie aux affrontements de la guerre civile et Federico, effrayé par cette violence, s’enfuit vers « sa Grenade ». Il y rejoignit famille et proches pensant trouver là un abri assuré. À tort. « Les conspirateurs phalangistes et franquistes (qu’on n’appelle pas encore de ce nom) grouillent dans la cité bourgeoise ; ils détestent l’auteur du romancero gitan et de la républicaine Mariana Pineda, ils détestent en lui le promoteur du théâtre populaire et subversif de La Barraca qui a fait connaître à tant de consciences espagnoles la révolte de Fuenteovejuna de Lope de Vega. Il les a amenés à se montrer rebelles et à choisir l’insoumission. Et ils détestent aussi en lui le poète homosexuel, éminemment scandaleux aux yeux du puritanisme catholique qui va bientôt étouffer l’Espagne sous une chape de silence et d’interdit. Federico est inconscient de ces inimités et de ce qui se trame contre lui ».
Le 20 juillet, la garnison de Grenade tomba aux mains des insurgés phalangistes, les sinistres « Escadrons de la mort » qui frappèrent quelques jours plus tard à la porte de la demeure familiale, la Huerta de San Vicente, où le poète s’était réfugié. Pris de peur, Federico décida alors de faire appel à un ami grenadin, Luis Rosales, grand lecteur des poèmes lorquiens et phalangiste de surcroît, offrant, pensait Federico, la garantie d’être laissé en paix. Il vécut là en effet quelques jours de répit au milieu d’une famille qui l’accueillit de bonne grâce dans son petit cercle. Il y jouait du piano, récitait des poèmes. Mais le calme fut de courte durée.
Les phalangistes revinrent à la charge et Federico pensa aller se réfugier, sur le conseil de ses hôtes, dans la maison de Manuel de Falla. Les deux hommes avaient une grande admiration l’un pour l’autre et le prestige du compositeur, qui plus est fervent catholique, devait le mettre à l’abri de la fureur des « Escadrons de la mort », croyait-il à nouveau. Mais il était trop tard : le 17 août à 3 heures du matin, deux phalangistes et deux gardes civils l’emmenèrent à Viznar, à 9 kilomètres de Grenade. Deux heures plus tard, Federico ainsi qu’un instituteur, Galindo González et deux banderilleros de corrida, militants anarchistes, sont passés par les armes dans une oliveraie près d’une fontaine nommée « Ainadamar », source des larmes en langue arabe.
Antonio Otero Seco, journaliste républicain qui l’interviewa peu de temps avant sa mort, imagina sa fin : « Peu avant le coup mortel, Federico après avoir regardé le ciel se tourna vers ses bourreaux et leur dit : « Et avec cette lune si lumineuse, vous allez quand même me tuer ? »
C’est tout ce qu’il eut le temps de dire avant qu’une balle ne lui brise le front […]. Les paysans de Grenade l’ont enterré dans un champ de blé proche de l’endroit où il a été exécuté. Depuis lors, à l’époque des semailles, ils évitent de jeter le grain sur le rectangle où Federico a célébré ses noces de sang avec la terre. Et lorsque les épis lèvent vers le soleil qui les dore la grâce de leur élégance végétale, un rectangle de coquelicots, tel un tapis de sang frais, indique l’endroit de la sépulture du poète […]. Les coquelicots fleurissent toujours. Car il n’est pas encore né en Espagne, ce lieutenant-colonel de la garde Civile capable d’arrêter et de fusiller les coquelicots.»
La réalité fut autre : le corps de Federico, mêlés à celui d’opposants fusillés ce même jour au même endroit, fut jeté dans une fosse commune recouverte de chaux vive. On ne le retrouva jamais. « Mort à l’intelligence ! » éructaient les officiers franquistes en cet été 1936. L’horreur était en marche…
« À tout jamais, et pour les générations futures, Federico García Lorca allait être le « Poète assassiné », Albert Bensoussan
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES :
► Federico García Lorca, parAlbert Bensoussan, Gallimard, coll. Folio, 2010, 436 pages, ISBN 978-2-07-035583-9, prix : 10 euros.
► Le Cheval bleu de ma folie : Federico García Lorca et le monde homosexuel, de Ian Gibson, traduit (de l’anglais) par Gabriel Iaculli, Seuil, Coll. Biographie, 435 pages, 2011, ISBN 978-2-02-101122-7, prix : 24.90 euros.
►La dernière interview de Federico García Lorca, et autres écrits, d’Antonio Otero Seco et Mariano Otero, traduit (de l’espagnol) par Albert Bensoussan, éditions La Part Commune, 2013, 80 pages, ISBN 9782844182616, épuisé.