Dans 3 : Un aspiration au dehors, Geoffroy de Lagasnerie propose de réfléchir l’amitié comme un outil d’émancipation et de création, mis au rang de puissance politique dans son essai paru aux éditions Flammarion en mars 2023. En analysant la relation amicale qu’il entretient depuis 10 ans avec Édouard Louis et Didier Eribon, le sociologue et écrivain français livre un témoignage stimulant et un essai radical.
« Et si l’amitié comme culture formait l’une des réponses pratiques à la question de la possibilité d’expérimenter d’autres modes de vie ? Si elle fournissait un point d’appui à l’invention de soi, à la possibilité de vivre autrement et donc, en un sens, à sortir de la société. »
Joliment sous-titré « Éloge de l’amitié », l’auteur de Sortir de notre impuissance politique (Fayard, 2020) et de La Conscience politique (Fayard, 2019) offre une réflexion générale sur nos modes de vie en analysant son expérience d’amitié personnelle. L’amitié serait « la seule manière de prendre de la distance par rapport aux dispositifs normatifs de l’existence », pour reprendre ses mots. « La société est là, elle nous entoure et détermine nos manières d’être, de penser et de sentir. » Et c’est en racontant le récit de son amitié forte et singulière avec l’écrivain Edouard Louis et le sociologue Didier Eribon, par ailleurs son compagnon, que Geoffroy de Lagasnerie décide de prendre la plume à ce sujet.
La société actuelle repense depuis quelques années ses modes de vie, sa façon de vivre avec soi-même, avec les autres et la planète. La transition écologique pousse par exemple à s’interroger sur notre façon de consommer et d’appréhender l’environnement, et les relations humaines n’échappent pas à la règle de cette envie, voire ce besoin. En adéquation avec notre époque, Geoffroy de Lagasnerie prend appui sur les écrits de Durkheim, Simmel, Spinoza, Aristote, Roland Barthes ou encore Simone de Beauvoir et propose une définition de l’amitié comme mode de vie dans le but de se libérer de schémas institutionnels et traditionnels et donc, de se réapproprier une vie normalisée.
Le récit de cette amitié à trois se révèle en effet, au fil de la lecture, la base d’une critique plus générale sur les normes sociales et culturelles, comme le familialisme, « inscrit dans le cerveau des gouvernants », alors même que fonder une famille n’est plus un but à atteindre pour une partie de la société. Le sociologue explique de quelle manière, l’amitié est sous-évaluée dans sa légitimité à exister en tant que relation entière et vitale, recalée au rang de relation optionnelle. Geoffroy de Lagasnerie s’appuie notamment sur L’Éducation morale du sociologue Durkheim (1963). « Lorsqu’il s’interroge sur la multiplication des groupe auxquels un individu appartient, Durkheim mentionne la famille, la patrie, le groupe politique, l’humanité, mais jamais les amis – les cercles amicaux s’apparentant à des sortes de sociétés épistémologiquement secrètes, cachées, indifférentes à l’œil du sociologue. »
Les relations amicales sont celles qui passent toujours au second plan, celles qu’on délaissera au profit des relations amoureuses, familiales. Selon lui, la pandémie du covid en est un exemple révélateur. Durant cette période d’isolement, certaines relations étaient présentées comme indispensables et d’autres, au contraire, dangereuses. « Il existerait des relations essentielles, naturelles – familiales, parentales, domestiques – et d’autres, secondaires […], qui devraient pouvoir être interrompues ou mises à distance lorsque la “santé de la nation” le demande. » Sans remettre en question les mesures prises pour tenter de contrôler une situation hors norme, il interroge l’inconscient social et politique avec lesquelles elles sont prises. « La façon les mesures de confinement ont été organisées dans les années 2020 et 2021 a montré la puissance de la délégitimation de toutes les formes de vie non institutionnelles et familiales. » En exemple, le couvre-feu décréter pour le réveillon du nouvel an, mais pas pour celui de Noël.
Mais, peut-être sa vision de la sphère familiale est-elle biaisée aussi, car ses liens familiaux sont ce qu’ils sont, il l’avoue lui-même. Ce qui n’enlève cependant en rien le constat qui est fait, confirmé par son analyse.
Le sociologue s’appuie sur des exemples tirés de son histoire pour expliquer des concepts philosophiques, ce qui facilite la compréhension du propos ; pour autant, la dimension hautement personnelle peut parfois se révéler être un frein à une forme d’identification et faire de la singularité de leur relation une généralité.
En citant Derrida dans un commentaire d’Aristote – « la présence ou la proximité sont la condition de l’amitié, dont l’énergie se perd dans l’absence ou l’éloignement » -, l’auteur explique que la relation amicale est dépendante de la proximité. « L’amitié exige de se voir, de ne jamais se perdre de vue […] il faut considérer le fait de voir l’ami comme une priorité qui passe avant d’autres […] Seule une telle pratique peut […] maintenir une vie amicale […] et éviter qu’elle ne bascule dans le registre de l’intermittent et donc du dérisoire. » Chaque amitié étant par essence unique, avec ses propres codes, ce précepte ne peut forcément s’appliquer à toutes. Et comme il l’explique d’ailleurs lui-même plus loin, dans le chapitre IV “La vie à écrire” : « L’importance que l’amitié a prise dans nos existences, à Didier, Édouard et moi, n’aurait évidemment été la même si nous n’étions liés par l’activité d’écriture. Elle n’aurait d’ailleurs été possible sans cette pratique partagée. » Leur activité professionnelle induit une flexibilité dans l’organisation de son temps qui s’avère on ne peut plus incompatible avec un travail aux horaires réglementés.
Au-delà d’un éloge de l’amitié, l’écrivain parle aussi de ce métier. Cette digression renforce son propos, car l’amitié est ici autant source d’émancipation que de création. Elle élève le trio, les pousse à aller toujours plus loin dans leur réflexion, leur écriture.
Sous la plume de Geoffroy de Lagasnerie, l’amitié est contre-culture, tend à être subversive. L’expression, “les amis sont la famille que l’on a choisie” est remis en question dans l’essai, car chez le sociologue, le mot amitié se suffit à lui-même. Nul besoin de le rattacher à la famille ou de le comparer à une relation platonique, donc romantique. Le liens que nous faisons inconsciemment reflètent au final, selon lui, le conditionnement social dont nous souffrons.
En refermant le livre, il est inévitable de constater que Geoffroy de Lagasnerie, avec une écriture simple et accessible, offre des pistes de réflexions intéressantes sur un sujet actuel, en accord avec l’évolution sociale que la société recherche.