À travers le cheminement d’un jeune artiste peintre vietnamien en pleine guerre d’Indochine, Marcelino Truong nous emmène, dans 40 hommes et 12 fusils, sur les chemins d’un conflit d’hommes et de matériels mais aussi de propagande. Efficace et d’actualité.
Quarante hommes et douze fusils : un titre étrange, qui une fois traduit, explique tout. Quarante hommes et douze fusils constituent une UPA. Une UPA ? On vous aide. C’est une unité de propagande armée. Et une unité de propagande armée ? Il s’agit d’une structure chargée « d’observer les civils et repérer les indécis, les tièdes, les réactionnaires » et de les éradiquer. Une belle machine à décerveler et à imposer l’idéologie dominante par la force s’il le faut. Minh, un jeune intellectuel artiste peintre, va intégrer cette machine contre sa volonté pour éviter d’être tué en tant qu’ennemi de classe.
Nous sommes en 1954, la guerre d’Indochine vit des moments essentiels. Le Viet-Minh qui, selon l’un des membres, avait en 1949 le caractère d’une armée soudée comme des frères est devenu, sous l’emprise de l’armée chinoise, une armée irrespirable où tout n’est « qu’autocritiques et campagnes de rectification idéologique ». Nous sommes loin dès lors de la fraternité des moments du début de la lutte contre le colonialisme. Mao et son idéologie mortifère de lutte des classes sont passés par là et transfigurent le mouvement de libération.
Nous avions découvert Marcelino Truong lors de la parution de ses deux précédentes BD mondialement reconnues, Une si jolie petite guerre et Give Peace a Chance, dans lesquelles l’auteur racontait le Viêt Nam de son père et de son enfance. Cette fois-ci l’autobiographie fait place à l’Histoire et c’est un véritable ouvrage historique que nous propose l’auteur franco-vietnamien, habitant de Saint-Malo. Minh, amoureux et artiste, découvre comme un grand enfant les dessous d’un conflit où la souffrance physique, la lutte armée, les morts côtoient une autre souffrance, celle de devoir ingurgiter un discours politique et une propagande abyssales. Enrôlé dans cette UPA, il va survivre grâce à ses talents de dessinateur qu’on lui demande de mettre au service du réalisme socialiste, l’art devant éduquer les masses laborieuses.
« Chaque artiste est un combattant politique. »
Il va réaliser des tracts, des affiches glorifiant Hô Chi Minh, les membres du Parti ou encore les guerriers, femmes et hommes, dont on se demande s’ils croient réellement ce qu’on leur insuffle par mimétisme idéologique ou par peur des représailles.
Le cheminement de Minh, à pied sur des chemins et routes sans fin, ou en camion en compagnie d’un chauffeur chinois, n’est qu’une longue découverte du travestissement de la réalité par le discours. Ce périple ouvre les yeux d’un candide obnubilé par ses dessins, qui va découvrir la réalité d’un monde en guerre, les petits et grands gestes de l’Histoire, la fraternité et l’amitié, la duplicité et le calcul.
On devine l’énorme travail de recherches réalisé par Marcelino Truong : témoignages oraux, récits recueillis sont concentrés pour faire de cette BD un véritable ouvrage historique, qui bien que s’attachant à l’année 1954 et à la déroute française de Dien Bien Phu, explique les ressorts d’une dérive totalitaire. Dans ce récit qui se lit comme un roman subsistent quelques moments de grâce : ceux qui offrent aux deux artistes, Minh et Truong, la possibilité de montrer la beauté des paysages, des femmes se baignant dans la rivière, des moments silencieux magnifiés par les touches pastel, par le trait ferme et enveloppant dans des doubles pages qui contrastent avec celles des bombardements français terrifiants. L’auteur joue ainsi de la monochromie et de l’ajout de quelques touches colorées disséminées au long des pages, comme s’il ne souhaitait utiliser la totalité de sa palette que pour extraire le lecteur de la pesanteur dogmatique et magnifier la beauté. Ou à défaut le calme et le retour à la réalité.
Cette BD se révèle être un bel hommage au sens critique personnel, à la réflexion individuelle face au cynisme d’une pensée utilitaire. Remettre l’intelligence au centre de la vie, un vaste programme auquel ce roman graphique participe efficacement.