Avec 69 positions Mette Ingvartsen propose sa création en première nationale au TNB. Les 18, 19 et 20 novembre au festival Mettre en Scène. Déjà 17 spectacles à son actif, cette artiste prolifique explore les déploiements possibles du champ chorégraphique. Avec force humour et fraîcheur, elle nous convie dans un monde sans ni piège ni chausse-trappe où l’esprit peut enfin prendre la place qui lui revient. Et s’épanouir.
Au sein du cube blanc, espace composé comme une galerie d’art, une belle jeune femme au sourire tout scandinave vous accueille pour un voyage inter-imaginaire, une machine à remonter le temps comme à se projeter dans le futur. Au pays de l’imaginaire au pouvoir, le théâtre, Mette Ingvartsen provoque la réflexion en douceur. Une douceur qui éclaircit les censures afin de danser sur le pont entre espace du corps et espace mental. D’ailleurs, ces censures, sont-elles véritablement nôtres ?
ENTREZ DANS LA DANSE …
Emmanuelle Paris – Quelle est la genèse du spectacle ?
Mette Ingvartsen – 69 positions a vraiment commencé avec une lettre que j’ai écrite à Carolee Schneeman le 25 janvier 2013, dans laquelle je lui ai demandé si elle voulait travailler avec moi pour faire une sorte de reconstruction de sa performance Meat Joy. Elle a dit non, mais j’ai décidé de continuer quand même. J’avais déjà travaillé sur Meat Joy dans Expo Zéro (un projet du Musée de la danse) à Singapour en 2010. J’y décrivais notamment cette performance pour la réactualiser et ça a été l’occasion d’utiliser le langage comme matière chorégraphique. Le public de Singapour ne connaissait pas du tout ce travail et l’a accueilli avec beaucoup d’enthousiasme. J’ai éprouvé une sensation de résonance très directe qui m’a beaucoup intéressée. Meat Joy a été créé à Paris le 29 mai 1964 au Festival de la Libre Expression à l’American Center. Carolee Schneemann est américaine. J’ai trouvé intéressant de recréer cette performance 50 ans plus tard au même endroit. Je pense que les liens entre l’histoire et le présent sont importants pour ne pas toujours répéter les mêmes erreurs, mais au contraire, aller plus loin dans la réflexion qui a été engagée.
E.P. : Dans la pièce Meat Joy, les performeurs sont en nombre. Pourquoi avez-vous choisi la forme du solo ?
Mette Ingvartsen : Pour la visite de l’exposition de la première partie du spectacle, j’ai choisi de n’exposer que des performances qui n’impliquent pas de solo, mais des groupes. Je les représente effectivement sous la forme d’un solo, car pour ce travail j’ai étudié des questions telles que : comment mon corps peut se multiplier ? Comment je peux penser mon corps en dehors des questions du féminin ou du masculin, mais comme ayant la capacité de se transformer ?
Avec Meat Joy j’ai la possibilité d’incarner les rôles de tous les performeurs en même temps. La notion de communauté y est interrogée, le corps collectif et les utopies des années 60-70 : changer les choses grâce à l’action collective comme pour la guerre du Vietnam etc. Il en reste quelque chose. Comment peut-on mobiliser une communauté aujourd’hui dans notre société hyper individualiste ? Ne devrait-on pas s’éloigner du désir individuel ? Dans les pièces que j’ai choisies les questions de la participation sont très présentes, celles de la libération sexuelle et celles du rapport entre la sexualité et la politique.
Je m’intéresse à l’idée que l’on n’est pas un, mais plusieurs et c’est ainsi que l’on peut arriver à comprendre les différences. La non-acceptation des différences, la non-intégration des autres génèrent beaucoup de problèmes sociétaux, qu’ils soient religieux, politiques ou sexuels. Ces notions d’identité impliquent dans certains cas la croyance que si on lâche notre identité nationale, notre société va se dissoudre. C’est horrible au Danemark comme dans toute l’Europe. En France, la manière dont a été pris le mariage pour tous montre une vraie incapacité à penser d’autres modes de vie et je pense que c’est là que la sexualité est encore un endroit de bataille sociale et politique qui se manifeste à l’endroit du privé et du sensuel.
E.P. : Pourquoi utiliser la nudité alors qu’il n’y en a pas dans Meat Joy ?
Mette Ingvartsen : Dans Meat Joy il y a des corps nu, mais ce sont les corps des animaux ! J’ai beaucoup travaillé sur la nudité et la représentation sexuelle dans trois de mes pièces précédentes en 2003, 2004 et 2005 : Manual Focus, 50/50 et to come. L’identité du corps et les questions du genre m’intéressaient beaucoup, mais aujourd’hui je me tourne vers le rapport entre espace privé et espace public, les endroits où ils se recoupent. Il y a Facebook et les outils d’internet qui sont des endroits de contrôle du corps, mais aussi l’industrie pharmaceutique et son capitalisme. Là, les corps sont contrôlés de l’intérieur par des médicaments. L’État joue également un rôle dans ce contrôle. Par exemple, des bébés sont immédiatement traités avec des hormones pour se développer dans un genre défini quand il y a un doute sur celui-ci à la naissance. Depuis peu en Allemagne, un sexe neutre est possible et c’est intéressant, car dans la langue même le genre neutre existe : le das. Et ce sont eux les premiers en Europe à accepter qu’un corps humain puisse être neutre. Ces questions du contrôle du corps me touchent, car c’est là que le corps est encore un endroit politique et non pas uniquement celui des sensations privées.
Les questions de la manipulation affective du public m’intéressent particulièrement aussi. Nous allons au cinéma ou à la fête foraine où nous avons des sensations physiques intenses. Mais ces lieux sont aussi des machines de la consommation. Des mécanismes y envahissent nos corps sans que nous en ayons conscience. Ils sont cachés, nous arrivent et nous font agir à notre insu alors que nous sommes dans des endroits publics. Je cherche à les rendre visibles.
E.P. : À les dire ?
Mette Ingvartsen : 69 positions est une chorégraphie dans le champ du langage entre l’imaginaire du public et le mien. Je travaille avec la participation du public. Là aussi, il y a une question politique. Pourquoi est-on prêt à participer, à agir ou pas ? Qu’est-ce qui fait que l’on arrive à mobiliser une participation collective ou pas ?
Je trouve qu’aujourd’hui la capacité à mobiliser la communauté pour faire bouger les choses fait souvent défaut. Le spectacle touche à cela d’une façon très simple. Je réalise une performance dans un espace et je demande au public d’y assister. Sa participation fait marcher le spectacle. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’être dans le public. C’est très délicat, car de mon côté de la performance tout est amplifié. Les expressions des visages, les gestes du public prennent une importance encore plus grande dans cette microstructure et tout peut basculer à tout moment. Mais si l’on veut changer les manières d’être et vivre ensemble, il est très important de prendre le risque de l’échec aussi.
E.P. : Le procédé que vous utilisez réinsuffle le sensible là où l’on est saturé par le sensationnalisme.
Mette Ingvartsen : Je travaille sur l’idée de la sexualité sous l’angle qu’elle n’est pas quelque chose d’intime et de personnel, mais qu’elle fait partie de notre société. Dans la performance j’essaie de faire passer l’acte de performer au public, qu’il devienne lui aussi performeur. Notamment quand j’invite des personnes du public à participer à une chorale. Mais en fait ce principe participatif est présent tout le temps, concrètement ou par le biais de l’imaginaire.
Dans la première partie de la chorégraphie, il est question d’une visite guidée dans une exposition d’images, de vidéos ou de textes accrochés aux murs et dans la dernière partie du spectacle, je montre des pratiques sexuelles, mais ce ne sont que des démonstrations. Le public doit utiliser son imagination pour savoir ce que ça pourrait produire. C’est le ressenti que je sollicite de manière très active, et non pas comme avec des lunettes 3 D au cinéma. Mon propos est plutôt qu’il n’y a rien et qu’il faut le créer soi-même. À un moment, je demande au public de fermer les yeux pour vraiment sentir ce que ma parole évoque. C’est l’activité mentale qui est au centre, pour créer des sensations corporelles.
E.P. : Dans Meat Joy Carolee Schneemann utilise des poulets et des poissons morts tels qu’on peut les acheter pour les cuisiner. Pourquoi les avoir transposés en objets inanimés ?
Mette Ingvartsen : Dans mon dernier spectacle The Artificial Nature Project, les danseurs font bouger les matières inanimées pour créer une chorégraphie pour non-humains. Dans 69 positions je poursuis ce travail en retournant la question : comment les objets peuvent-ils susciter des sensations au corps et comment regarde-t-on un corps en contact avec des objets ? C’est pour cela que j’ai choisi de montrer des pratiques sexuelles qui impliquent l’utilisation d’objets : des électrodes, la testostérone qui modifie les sensations, l’immobilisation par enveloppement du corps, l’agalmatophilie qui est une pratique sexuelle faisant intervenir des statues, des poupées ou des mannequins. Comment peut-on interagir avec des objets ? Car pour tout un chacun l’acte sexuel implique un autre humain et je trouvais intéressant de retirer la base de l’interaction tout en la travaillant justement sans que ça devienne masturbatoire. Ce qui m’intéresse c’est de questionner les codes du corps à corps.
Le corps féminin doit se comporter par rapport au corps masculin avec en toile de fond la prépondérance des normes hétérosexuelles. Si l’on retire ces codes, une infinité de possibilités de ressentir le plaisir de manière différente s’ouvre à nous.
Cela questionne aussi les structures normatives qui font aussi que notre société fonctionne d’une certaine manière. L’absence de parité entre les sexes, au niveau des salaires notamment. Les questions féministes qui étaient très fortes dans les années 60-70 me concernent toujours et même si ça n’est pas le sujet de mon travail ici, il y a là, je pense, des comportements à défaire. Ainsi je crée une rencontre insolite, improbable. En anglais on utilise le terme uncanny. Pour moi c’est un mot très important, car d’une manière générale l’art permet de créer ces rencontres insolites et ainsi de poser des problèmes, des questions à résoudre. C’est pour moi vraiment ici la possibilité de proposer quelque chose qui peut peut-être stimuler le public qui peut ainsi s’interroger sur son désir. Est-ce que j’ai un désir comme ça ou pas ? Est-ce que je pourrais avoir envie de faire ça ou pas ? Et si non, cela me touche-t-il malgré tout ?
C’est un travail qui lutte contre les images de la sexualité que véhiculent la pornographie, les images de la publicité. Ces images sont très claires et leurs messages sont toujours univoques. Ma recherche invite à rendre le corps disponible et à questionner le désir et la manière d’échapper aux codifications, aux comportements prescrits par la société, les images, le gouvernement : les mécanismes complexes de contrôle des corps.
E.P. : Mais ne manipulez-vous pas vous aussi le public ? Vous le guidez, l’invitez à une chorale dont il ne sait rien.
Mette Ingvartsen : Je pense la chorégraphie comme souple (soft choreography) en contraste avec une chorégraphie dure. On entend habituellement par chorégraphie des danseurs qui dansent sur la musique, sur les temps ou même en dehors des temps. Quoi qu’il en soit tout est très écrit sur les rapports entre les danseurs et quand j’ai travaillé ainsi j’ai senti qu’il fallait faire autre chose, travailler différemment avec le public, prendre en compte son comportement et son désir.
Je fais bouger le public, je travaille avec ses mouvements, je ne cherche pas à le manipuler. Au contraire, je lui propose un rapport égalitaire : je suis au même niveau que lui. Je ne sais jamais comment les gens vont se comporter et d’une certaine manière je danse avec eux, car je dois en tenir compte dans mes déplacements, m’adapter sans cesse aux personnes présentes. Ce rapport égalitaire permet de ne pas tomber dans l’effet-choc, la confrontation, la distance ou la répulsion que peut induire la nudité. Ces effets ont déjà été largement exploités au théâtre. Pour moi ils privent le public de ses sensations, le fragilisent. Travailler dans la douceur avec le public lui permet de se risquer à son tour à des choses que sinon il ne s’autoriserait pas. Cet endroit-là m’intéresse beaucoup. Le public peut prendre la parole s’il le souhaite, poser des questions. C’est de dialoguer avec lui qui est intéressant que cela soit par les mouvements et/ou verbalement, ainsi que les possibilités de l’imaginaire, notamment quand dans la visite guidée mon flot de parole amène une accélération de la pensée.
La visite guidée est un repère identifiable par le public. Le moment suivant je danse de manière complètement folle et ensuite je reviens à une explication théorique qui sert également de repère. Je travaille beaucoup à ce que le public soit à l’aise face à ma nudité, à comment je peux changer la manière d’être nue dans l’espace.
E.P. : Vous gardez vos tennis comme un clin d’œil à Anna Halprin qui parle de danseurs en baskets ?
Mette Ingvartsen : Ah ah ah ! Pas du tout. Je garde mes tennis pendant toute la durée du spectacle comme dans 50/50. Elles mettent en évidence que cette nudité est un costume. Comment porter la nudité comme un costume ? Même si c’est un non-costume, c’est tout de même un costume.
E.P. : Vous intégrez la notion d’évènement et même d’exploit dans votre pièce quand vous vous déshabillez et lors de la scène de la chaise.
Mette Ingvartsen : Chaque partie se conclut par une partie dansée. Dans la première c’est la danse dionysiaque, dans la deuxième c’est le lindy hop et dans la troisième il y a la chaise. Je suis très intéressée par le rapport entre le mental et le physique. Dans le spectacle il y a des moments très pensés et il y en a d’autres très dansés. J’accorde une grande importance aux changements de mode de réception. La scène de la chaise est exécutée vraiment sans prendre de distance. C’est très important, car c’est un moment où les gens s’interrogent sur ce qui arrive, la confrontation avec quelque chose qu’ils ne reconnaissent pas, mais qui les touche. Et c’est important d’explorer cet endroit-là : les liens entre ce que l’on pense et ce que l’on sent sont très importants, accepter ce que le corps exprime et ne pas rester dans le mental. Mon corps est au centre de ce solo, mais ce qui est à l’extérieur de mon corps est bien plus important : l’imaginaire, le virtuel, ce que l’on peut imaginer ensemble. La pièce dure presque deux heures à l’issue desquelles, on a vraiment vécu quelque chose ensemble, un voyage.