Soazig Aaron ou le portrait d’une souvivante

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Soazig Aaron

Avec Le Non de Klara qui, à sa sortie en 2002, fit l’effet d’une bombe, la fiction pour une rare fois supplantant la réalité, en nous donnant le portrait d’une survivante d’Auschwitz, la Rennaise Soazig Aaron nous revient avec cette réédition en poche de son chef d’œuvre.

Que nous relisons avec émotion et admiration, la même qu’éprouva le grand Jorge Semprun, rescapé de Buchenwald, en découvrant ce livre : « D’où sort cette merveille ? », demanda-t-il à Maurice Nadeau, son éditeur. Aujourd’hui, le fils de ce dernier, Gilles Nadeau, qui a repris le flambeau des « Lettres Nouvelles » après la disparition de Maurice – cet homme que nous avons tant aimé –, redonne vie à Klara, la « souvivante », plus que survivante qui, tout au long d’un journal fictif, qui semble répondre au Journal d’Anne Frank (1947), martèle ce « Non » qui nous aveugle de larmes.

Il s’agit du journal intime, tenu du 29 juillet au 13 septembre 1945, d’Angélika qui, pour l’état civil s’appelle, désormais, Solange Blanc. Celle-ci est ou fut l’amie intime de Klara Schwarz, qui s’appelle Sarah Adler au moment où la première vient la récupérer, survivante d’Auschwitz, à l’hôtel Lutetia, qui était en 1945 le lieu où étaient regroupés ceux qui revenaient des camps nazis ; et l’on se souviendra du bouleversant récit de Marguerite Duras, La Douleur (POL, 1985), venue attendre et retrouver, soutenu par Dionys Mascolo, le corps martyrisé de son mari Robert Antelme, déporté à Buchenwald et Dachau (où François Mitterrand l’avait localisé). On rappellera aussi le récit Lutetia (Gallimard, 2006) où Pierre Assouline fait défiler l’histoire de ce palace de la rive gauche qui hébergea tant de dignitaires nazis avant de devenir le refuge des survivants de la Shoah.

Klara, veuve de Rainer, son mari mort dans la Résistance – et qui a eu une enfant confiée à Angélika avant son arrestation, cette Victoire qu’elle refuse énergiquement de revoir –, revient de trois années de déportation au camp de concentration qu’elle appelle de son nom polonais Oswiecim (Auschwitz) et Brzezinka (Birkenau), et de six mois d’errance en Pologne et à Berlin d’où elle est originaire. Cette Klara, dont la mère est juive, est la fille d’Ullrich Adler, un Allemand Oberführer qui, archi-nazi, deviendra même S.S. Gruppenfürher dans le camp même où est détenue sa fille. Klara et Angélika, dans les temps de l’innocence, étaient amies intimes, mais alors que la seconde a changé de nom – et l’on suppose que ce patronyme Blanc qu’elle s’est choisi recouvre un « Weiss » initial et délateur –, la première, obéissant en 1941 aux injonctions de l’État Français, s’est fait recenser comme juive, « par fidélité » à sa mère, et sans doute aussi par défi face à l’adversité. Ainsi donc ces deux amies, par leur nom la Blanche (Weiss en allemand) et la Noire (Schwarz en allemand), se sont trouvées dans deux situations opposées et se retrouvent au Lutetia. Le journal d’Angélika, six semaines durant, dans la fièvre des retrouvailles, dresse le bilan de la Shoah dont Soazig Aaron (qui n’est pas juive, mais, par « fidélité », a pris pour pseudonyme d’autrice le nom de son grand-oncle qui « a connu quelques difficultés en 1941 », explique-t-elle à Maurice Nadeau) étale l’ignominie. Et la force de ce témoignage – qui, stricto sensu, n’en est pas un, puisque son récit est purement fictif – nous apparaît d’autant plus fort et criant de vérité que les négationnistes de tout poil ne cessent aujourd’hui de donner de la voix. (Ce récit lu aujourd’hui, en 2024, alors que l’antisémitisme en France s’est accru de 300 %, est un baume pour tous les démocrates et les amants de la liberté.)

Qu’on ne s’attende pas à trouver dans ces lignes romanesques apitoiement et sens de pitié. La violence exsude de chaque mot sorti de la bouche de celle qui, à l’opposé des agneaux promis au sacrifice, se range dans le clan de ceux qui disent non. D’où le titre :

Ce soir, elle m’a dit : « J’ai eu de la chance que presque jamais la colère ne m’a quittée. La colère toujours ou presque toujours et toujours au bon moment des sursauts qui font réagir vite. Certains sont faits pour le oui et d’autres pour le nom.

J’ai dit bêtement : « Tu as dit oui à la vie ».

Je n’ai pas dit oui, j’ai dit non à tout… J’ai toujours dit non. Seuls, les anges disent oui et puis les idiots…

Celle qu’Angélika récupère est un « squelette enragé ». Qu’elle prend d’abord pour un garçon dans le lobby du Lutetia : pantalon, gros souliers, et cheveux blonds à ras. Ah ! ces cheveux coupés ! Sur la terrasse d’un café, peu après, un homme – qui a connu le STO (Service du Travail Obligatoire – Georges Marchais fut l’un de ces travailleurs forcés, ainsi qu’à Rennes Yves Bertho, feu le libraire des « Nourritures Terrestres) et a quelque raison d’en vouloir à la 2ème Guerre mondiale – s’approche de Klara et, la prenant pour une de ces « tondues », ces femmes qui avaient couché avec des Allemands et que de prétendus Résistants avaient punies et promenées ignoblement dans les rues,  lui lance cette invective : « Alors ma poulette, on a pris du bon temps ? », déclenchant alors une rage inouïe : l’homme se retrouvera giflé et le visage en sang. Après quoi, dira-t-elle ensuite, « si elles avaient couché avec ‘’l’ennemi’’, ce n’est, après tout, pas plus méprisable que d’aller travailler pour lui en Allemagne » ! À l’issue de cet incident Klara qui, depuis son retour, ne trouvait plus le sommeil, assiégée de cauchemars, dormira plus d’un jour entier en léthargie compensatoire. La violence est le seul langage qu’elle aura assimilé dans les camps. Et on la verra à l’œuvre, notamment dans son errance berlinoise où, retrouvant sa maison, occupée par de bons Allemands pétris de bonne conscience, elle n’hésitera pas, au paroxysme de l’indignation face à ceux qui n’ont que le mur de « légalité » à lui opposer, à décharger les balles de son revolver en état de légitime violence.

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Non, cette femme de 38 kilos pour un mètre soixante-huit, n’est plus en vie : « Survivante  on a dit… souvivante c’est mieux ». Et c’est bien là l’originalité de ce journal de Soazig Aaron, qui ne succombe jamais au pathos de la commisération, mais entend montrer le véritable visage de ce squelette ambulant vomi par l’abominable Europe hitlérisée.

Klara est revenue, mais ne nous est pas rendue.

Klara est revenue, mais ne nous est pas revenue.

C’est cette absence que la romancière nous donne à voir, en eau-forte, sur son Journal intime. Une absence de visage ou de visibilité qui fait, comme le montre Soazig Aaron, qu’on a du mal à reconnaître les siens qui ont la chance de revenir des camps. Et là, le constat, la parole horrifiante de Klara :

Nous sommes tous morts. Morts pour rien. Nous avons souffert pour rien, absolument rien. Tout gratuit. Rien, rien qui puisse servir… je suis partie avec un corps acceptable, un visage également, des cheveux blonds et des yeux gris. Je reviens avec un visage ravagé, des cheveux gris, un corps que je n’ose pas regarder et qui n’est pas regardable. Tout cela pour rien, rien, rien…

 Avec au point de départ – et d’arrivée – cette persécution des Juifs qui a dépassé l’entendement (et continue toujours d’avoir droit de cité, au détriment du bon sens, et au bénéfice de cette bêtise des hommes dont Einstein disait qu’elle lui avait prouvé la dimension de l’infini ; rappelons sa célèbre citation : « Deux choses sont infinies : l’Univers et la bêtise humaine. Mais, en ce qui concerne l’Univers, je n’en ai pas encore acquis la certitude absolue. »). « Jusqu’où ira la bêtise de ce pays ? », s’écrie justement la maman de la narratrice. Alors oui, Céline et ses incroyables pamphlets antisémites qui font pouffer de rire  – un rire grinçant – les camarades d’Angélika tant Louis-Ferdinand savait jouer sur les mots en intense et horrifique drôlerie (comme de dire « Jew York pour New York) : « Pas un écrivain allemand n’est capable de ça ! », souligne le mari de Klara en hurlant de rire : « On riait tellement parce que la langue était si étrange et drôle pour nous, on ne comprenait pas tout, Rainer disait qu’il avait la diarrhée, mais qu’il se trompait d’orifice. » Mais voilà, ces gens qui n’ont de juif que l’étiquette qu’on leur a pendue au cou ou accrochée sur la poitrine, ils sont forcés de se reconnaître tels. On connaît la thèse de Jean-Paul Sartre, « petit camarade » de Raymond Aron, qui, dans Réflexions sur la question juive (1946) renvoie la définition du Juif à la seule image, fantasmée le plus souvent, qu’on a de lui. Eh bien ! ici, Klara, parlant de Hitler, constate au comble de l’amertume et de la révolte : « Le salaud ! on est en train de devenir juif ». Et Hitler, dans l’esprit de ces jeunes gens qui voient monter le nazisme et l’antisémitisme, et dans un esprit de moquerie tout juvénile, voilà qu’à la recherche de masques grotesques et libérateurs d’angoisse ils l’affublent du nom de Pazuzu, le démon mythologique de Mésopotamie :

C’est Adrien qui avait appelé Hitler Pazuzu. Rainer nous parlait de la médecine de Babylone. Maman lui avait offert une sorte de lexique d’Assyriologie, et Adrien avait surtout retenu Pazuzu le cruel, le complice des tempêtes qui se servait de ses ailes pour semer le mal partout, et Adrien avait dit : « Ça c’est Hitler, on ne peut pas trouver mieux ! »

Et donc Klara va quitter ce monde, entendons bien : elle va quitter le sol ensanglanté de l’Europe, et cette vie de « souvivante », et ses ultimes paroles, alors qu’elle laisse sur le quai son amie et sa fille qu’elle n’a jamais voulu revoir, sont, en quelque sorte, le « cratère », le climax, de ce Journal :

Vous oubliez que je suis morte à Brzezinka. Vous oubliez que jamais je ne reviendrai en Europe. Vous oubliez que je vais changer de nom. Je vais disparaître. Klara Schwarz-Adler va disparaître. Il est simple de dire à cette enfant, ton père est mort en héros et ta mère en Pologne. C’est la vérité.

Oui, c’est la vérité que Soazig Aaron a décrite dans son livre. Un roman qu’on aurait pu mal juger au nom, justement, de la vérité de la Shoah. Rappelons ici la réaction d’un illustre « survivant » des camps, Jorge Semprun, cité dans l’entretien qui fait suite au Non de Klara : « Le récit de Soazig Aaron n’est pas un témoignage, c’est une fiction. C’est là que se situe le miracle ». À quoi l’on ajoutera, au terme d’une lecture qui en touchera et bouleversera plus d’un, que cette fois encore la fiction dépasse la vérité. Ou pour mieux dire, la sert d’autant mieux, et éclaire d’autant plus violemment l’horreur que l’Europe a vécue au temps de la peste brune, que le roman est riche de toutes ses armes et de tous ses canons. Qui niera, au demeurant, que Guernica, la plus grande œuvre de Picasso, dit mieux que tous les témoignages de reporters l’horreur de la Guerre d’Espagne ? Soazig Aaron mérite tout le respect des historiens, des journalistes et des témoins : Le Non de Klara, aux côtés de La Nuit d’Élie Wiesel, de Si c’est un homme de Primo Leviet du Chant du peuple juif assassiné d’Ytshak Katznelson (si pieusement traduit en italien par Erri de Luca : Canto del popolo yiddish messo a morte), sans oublier, tourné vers la fiction, l’indispensable Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart, figurera à jamais parmi les grands livres-témoins de notre temps d’horreur et de haine, et dans ce qu’on a appelé la littérature de la Shoah. Un livre servi par une plume souveraine.

Soazig Aaron Le Non de Klara – suivi d’un entretien de Maurice Nadeau avec l’auteur 208 p., 9,90 €, poche Maurice Nadeau, 2022

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

1 COMMENTAIRE

  1. Bien évidemment que la fiction dépasse la réalité! La réalité disparaît à mesure qu’elle change, d’une minute à l’autre. La fiction reste. Si elle est bien menée, s’entend. Et elle l’est, magistralement, dans le Non de Klara, œuvre aussi magistralement commentée, comme toujours, par Albert Bensoussan., .

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