Après Un général des généraux, chronique burlesque et aiguisée des coups d’État militaires à l’époque gaullienne, Nicolas Juncker poursuit son entreprise salutaire : convoquer l’Histoire par le rire, et l’intelligence par la bande dessinée. Avec Trous de mémoire, paru chez Le Lombard, il s’attaque à un sujet parmi les plus sensibles de la mémoire nationale : la guerre d’Algérie. Mais loin d’en faire un récit historique didactique ou une œuvre militante univoque, Juncker propose une comédie grinçante, polyphonique et résolument actuelle sur ce que signifie « se souvenir » ensemble.
Tout commence dans la petite ville fictive de Maquerol, dans le Sud de la France. Le maire, fébrile et carriériste, entend profiter de la venue du ministre de la Culture pour lancer un grand projet mémoriel : un musée consacré au photographe Gérard Poaillat, originaire d’Algérie, dont les clichés ont documenté « les événements » – selon le vocabulaire euphémisant d’alors. L’enjeu est double : rendre hommage à une figure locale, et montrer que l’on agit pour la mémoire. Mais très vite, la belle idée se transforme en bombe à retardement.
Chargés de concevoir le projet, une historienne méthodique et un scénographe égocentrique doivent naviguer entre les attentes irréconciliables des différentes composantes de la population : anciens appelés, pieds-noirs, militants associatifs, enfants d’immigrés, descendants du FLN… À travers réunions publiques, interviews confuses et invectives en conseil municipal, Juncker donne à voir un véritable théâtre d’ombres mémorielles où chacun tente de faire valoir sa vérité.
Ce que montre avec acuité l’album, c’est l’impossibilité – ou du moins l’extrême difficulté – de construire un récit commun autour d’une guerre qui, plus de soixante ans après les accords d’Évian, continue de diviser. Loin d’idéaliser la démarche mémorielle, Juncker la montre dans toute sa dimension politique : outil de communication, instrument de réconciliation de façade, ou terrain d’affrontements idéologiques. Chacun veut parler, peu veulent écouter. Le photographe Poaillat, censé rassembler, devient malgré lui le point de cristallisation de toutes les colères.
Ce qui distingue profondément Trous de mémoire des nombreux ouvrages consacrés à la guerre d’Algérie, c’est le ton. Juncker ne cède jamais à la lourdeur commémorative. Il fait rire – souvent jaune – par le décalage des dialogues, la caricature assumée des personnages, les absurdités bureaucratiques. Cette mise à distance par l’humour n’est jamais cynique : elle permet de mieux faire sentir la violence souterraine des non-dits et la persistance des blessures.
Certaines scènes frôlent la farce – un appel d’offres surréaliste pour une « fontaine mémorielle », un ancien militaire en croisade contre les « traitres à la France », un débat municipal où tout le monde finit par se battre. Mais au fil des pages, c’est une véritable cartographie du refoulé colonial qui se dessine. L’Histoire n’est pas réécrite, elle est interrogée dans sa transmission, ses oublis, ses trous.
Dans la lignée de Jacques Ferrandez, mais sur un mode résolument plus satirique, Nicolas Juncker réussit un tour de force : faire une bande dessinée à la fois drôle, accessible et profondément politique sur un sujet encore inflammable. Trous de mémoire est un album sur la mémoire, mais aussi sur l’identité, le vivre-ensemble, et les rapports complexes entre histoire et politique culturelle. En redonnant la parole à toutes les mémoires – sans les hiérarchiser, sans les censurer – il propose un regard neuf et stimulant sur l’héritage de la guerre d’Algérie.
Un album nécessaire, pour ne pas oublier qu’on n’oublie jamais tout à fait.