Betty est une petite fille née dans une baignoire dans l’Ohio des années cinquante. Elle nous raconte son enfance de petite Indienne au « sang mêlé ». Elle est l’une des plus grandes héroïnes de la littérature contemporaine dans un roman chef-d’oeuvre. Inoubliable. Incontournable.
Comment réduire la souffrance qu’inflige l’univers lorsque l’on a huit ans, que l’on a la peau sombre d’une fille de Cherokee ? En allant Au Bout du Monde, ce petit théâtre de bois construit avec les soeurs au bout du jardin. On y refait le monde et on écrit sur de petits bouts de papier les souffrances, comme si les enterrer ensuite dans des bocaux de verre rendait les choses vécues plus supportables.
Quand on grandit, les mots enfouis s’effacent. Il faut alors reprendre la machine à écrire offerte par le père et redire le mal. Pour l’exorciser. Encore et toujours. C’est ce récit que Betty, devenue adulte nous livre : « raconter une histoire a toujours été une façon de récrire la vérité . Mais parfois, être responsable de la vérité est une façon de se préparer à la dire ». La vérité de Betty, c’est celle d’une enfant confrontée au monde des adultes, celle des secrets que l’on doit taire par crainte d’une souffrance encore plus grande, celle des femmes face à la force incontrôlée des hommes, encore plus forte quand on a « la peau couleur jardin après la pluie » « Devenir femme, c’est affronter le couteau. C’est apprendre à surmonter le tranchant de la lame et les blessures. Apprendre à saigner. Et malgré les cicatrices, faire en sorte de rester belle et d’avoir les genoux assez solides pour passer la serpillière dans la cuisine tous les samedis ».
La famille est au centre de l’histoire, une famille composée de Leland, l’aîné, puis Fraya sa soeur, Yarrow et Waconda qui moururent très jeunes, Flossie, Betty née en 1954, Trustin et Lint, dernier de la fratrie né en 1957. Des frères et soeurs inoubliables par leur personnalité si diverse qui veulent devenir star à Hollywood, vivre avec des cailloux plein les poches, ou devenir pasteur. Des êtres repoussants comme des êtres émouvants. Dans ce contexte familial, éclaté, éprouvant, on pense évidemment, très vite, à Turtle, l’héroïne inoubliable de Gabriel Tallent dans son sublime « My absolute Darling ».
Comme Turtle, Betty s’échappe souvent de la réalité insupportable, qui se niche parfois dans son plus proche environnement familial, porteur de nombreux secrets dont on découvre l’ampleur dans les dernières pages, car tout a débuté avec la rencontre de ses parents, bien avant sa naissance. Comme Turtle, Betty va trouver des moyens de résilience pour continuer à vivre. Pour apporter de la lumière à des pages noires, elle va découvrir progressivement son père, lumineux, qui dit pourtant de lui-même qu’il est un simple « bouche-trou », mais qui va éclabousser de sa bonté, de son intelligence, de sa poésie, une vie confrontée au racisme, à la pauvreté.
La mère de Betty dit de lui : « les seuls nombres que Landon Carpenter a en tête, c’est le nombre d’étoiles, qu’il y avait dans le ciel la nuit où ses enfants sont nés. (…) Je dirais qu’un homme qui a dans la tête des cieux remplis des étoiles de ses enfants est un homme qui mérite leur amour ». Landon a toujours une histoire, une légende pour illuminer le ciel. La nature et ses secrets explique tout, abolit tout, arrange tout. Seule image positive masculine, la parole de Landon se grave également en nous, ses métaphores nous laissent une trace indélébile. Il est probablement le seul être qui aime, sans retenue. Il est inoubliable.
Des pages terribles décrivent aussi ce qui semble indicible, mais que parvient à écrire l’autrice, avec une économie de mots extraordinaire. Les viols, le mépris, la dévalorisation frappent aux portes de notre esprit comme les saisons marquent notre vie. Le roman oscille ainsi en permanence entre la beauté céleste et la violence terrestre. On ne résume pas Betty, on n’a pas envie de raconter plus l’histoire. Ce texte, inspiré de la vie de la mère de l’autrice, est simplement porté par la puissance des mots : des bocaux brisés, des pierres recouvertes de regards, des demi barres de chocolat, le jaune étouffant, des orages sur des feuilles de papier, une courtepointe devenue arbre généalogique. Tiffany McDaniel dit de son roman : « Ce livre est à la fois une danse, un chant et un éclat de lune ». Un éclat de lune qui brille même dans le jour. Même lorsque nous avons les yeux fermés.
BETTY Tiffany McDaniel. Traduction de François Happe. Éditions Gallmeister. 716 pages. 26,40€. Parution 13 août 2020. Prix du Roman FNAC.
Site de Tiffany McDaniel d’où sont issues les photos d’illustration (Photo de Une : forêt du sud de l’Ohio)
Tiffany McDaniel vit dans l’Ohio, où elle est née. Son écriture se nourrit des paysages de collines ondulantes et de forêts luxuriantes de la terre qu’elle connaît. Elle est également poète et plasticienne. Son premier roman, L’Été où tout a fondu, est à paraître aux Éditions Gallmeister.