Ixchel Delaporte écoute les murs parler

Écoute les murs parler - delaporte
Écoute les murs parler d’Ixchel Delaporte, éditions Iconoclaste, 2023.

Dans Écoute les murs parler aux éditions Iconoclaste, Ixchel Delaporte a enquêté dans la ville de Cadillac, « la ville des fous », pour comprendre comment est traitée aujourd’hui la santé mentale déficiente. Édifiant et passionnant.  

Si vous demandez, comme l’a fait Ixchel Delaporte, à l’office de tourisme de Cadillac, un plan de la ville,  vous constaterez que la moitié de la feuille est occupée par des aplats orange non documentés, « sans intérêt », une forme de « circulez, y a rien à voir ». Pourtant ces zones colorées sont l’essentiel de la vie de cette ville, à quarante kilomètres de Bordeaux. Elles sont une forme d’injonction, « venez, y a tout à voir » pour l’autrice qui se consacre à des enquêtes et récits en immersion, dont celui-ci est le cinquième opus1. Cette commune de 2800 habitants vit en effet essentiellement, par et pour, ces zones anonymes sur le plan qui représentent un important centre psychiatrique où chaque année, deux mille personnes sont accueillies. L’écrivaine pense avoir choisi ce lieu pour des raisons économiques, une jeune fille lui évoquant cette ville comme un lieu d’embauche important. Son immersion lui démontrera que des raisons plus personnelles, mais enfouies, l’ont inconsciemment poussée à s’investir sur cette rive de la Garonne.

Asile, hôpital, centre d’internement, les mots sont nombreux pour désigner ces lieux de soins,  une multiplicité de termes pour tenter de coller à une infinie variété de maladies et de problèmes psychiques. Comme une forme d’impuissance aussi à mettre dans des unités communes des personnes bi-polaire, des êtres dépressifs, des alcooliques, des drogués, des traumatismes crâniens et tant d’autres pathologies, a priori sans point commun, si ce n’est celui de toucher au mal être. Un univers inclassable dans la société des gens « normaux » et pour lequel un mot simplificateur et repoussoir sert de paravent : folie.  

 « Mêler une folie à une autre, mêler des dizaines de folies singulières échouées dans ces pavillons. Est ce bien raisonnable ? ».

C’est bien à la contemplation d’un tableau impressionniste que nous convie Ixchel Delaporte, en apposant sur le papier par touches rapides, des impressions, des images, des sons, des conversations rêvées avec son père, philosophe décédé, qui donnent une image globale sensorielle face à une réalité protéiforme insaisissable. Une atmosphère se dégage peu à peu, sans jugement, sans certitude, pour un livre qui n’est en aucune manière une galerie de portraits, de rencontres, d’interviews mises bout à bout. Il existe bien entendu quelques entretiens, marquants comme celui de Marc, ancien propriétaire d’un bar PMU, privé de parole à la suite d’un cancer de la gorge, dévasté par la mort de ses deux épouses successives et qui ne partage avec l’état de folie que la difficulté de continuer à vivre. Il y a ces ombres qui traversent de bout en bout l’ouvrage, dont on saisit la souffrance, par quelques mots glanés ci ou là. Ils s’appellent Simon, Guillaume, Amélie ou Sylvie. D’autres ont fait la une des journaux télévisés, pour des meurtres odieux. Ils n’ont rien de commun entre eux sauf l’essentiel: la souffrance de vivre. C’est de cette souffrance, dont parle avant tout l’écrivaine, dont elle recueille les manifestations. Une attention, une écoute tant réclamée qu’elle offre à la plupart des malades et que peu de soignants proposent. 

Ixchel Delaporte, Céline Nieszawer
Ixchel Delaporte © Céline Nieszawer, Leextra, L’Iconoclaste.

Ce qui frappe dans cette enquête, c’est l’incapacité à structurer rationnellement un univers qui se définit d’abord par des lieux, ces endroits qui disent la maladie, son degré de gravité : la cour, la maison des usagers, l’UMD (trois lettres occultantes pour « unités pour malades difficiles »), et d’autres, autant lieux de passages, temporaires souvent, définitifs parfois, comme des passerelles pour changer d’état, et se sauver. Ces immeubles classent les pathologies innombrables par degrés de gravité, de guérison. Ils sont les seuls éléments capables d’introduire de la rationalité dans un univers insaisissable. 

L’écrivaine met des mots et des images sur ces situations que la société refuse de regarder en face. « Pourquoi la société s’acharne-t-elle à détourner le regard d’un continent fait de treize millions de Français atteints de troubles psychiques ? », écrit-elle. Il faudra ainsi 200 pages pour que soit évoquée la maladie mentale de sa grand-mère. « La maladie mentale est si près de chacun de nous, quand elle n’est pas en nous. Elle fait si peur qu’elle est indicible. » Au gré des conversations, des balades dans et hors des murs, Ixchel Delaporte donne le sentiment que la souffrance de ces êtres est tellement innommable que les malades finissent par disparaître des regards des « autres », soignants, famille, amis. Tout semble n’être alors que chimie, dosage, médicaments, hormones quand la parole vitale d’êtres qui demandent à communiquer est bannie ou occultée. 

C’est un sentiment d’impuissance qui envahit le lecteur à la fin du livre, parce que le constat médical est sombre, mais aussi parce que les troubles mentaux semblent puiser leurs sources dans des domaines inconnus de la psyché humaine. On pense alors aux regards vides des internés de l’hôpital psychiatrique de San Clemente saisis par le Leica de Raymond Depardon. Des regards terrifiants que nous avons du mal à regarder en face. Comme nous avons des difficultés à entendre les cris et hurlements perçus par Ixchel Delaporte à l’approche de certains pavillons. Difficiles à entendre, encore plus à écouter. Et à soigner.

Ecoute les murs parler de Ixchel Delaporte. Editions Iconoclaste. 274 pages. Parution : 5 Octobre 2023. 21,90 €.

1 Ixchel a reçu en 2023 le prix du meilleur ouvrage sur le fond du travail pour Dame de Compagnie et a été finaliste du Prix Albert Londres en 2019 pour Les raisons de la misère.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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