“Aux Cinq Rues, Lima” de Mario Vargas Llosa, violences au Pérou entre secrets d’alcôve et secrets d’État

mario vargas losa

Après Le héros discret paru en 2015 où émergeaient haines et frustrations sociales dans le Pérou prospère des années 2010, le roman de Mario Vargas Llosa qui lui succède, Aux Cinq Rues, Lima, nous emmène dans les mêmes lieux de pouvoir et de luttes politiques.

Aux angles des « Cinq rues », carrefour du quartier de « Barrios Altos », lieu autrefois opulent et aristocratique de la capitale péruvienne, l’endroit, aujourd’hui plongé dans la pauvreté et la violence, est le théâtre de guerres sociales et politiques de l’ère Fujimori où s’affrontent maoïstes du Sentier lumineux, guévaristes du Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru, et hommes de main d’un régime corrompu tenu d’une poigne de fer par un dirigeant que Mario Vargas Llosa classe dans la catégorie des dictateurs. Ce roman du prix Nobel de littérature 2010, paru en français en mai 2017, nous immerge dans le Pérou d’Alberto Fujimori, qui gouverna le pays de 1990 à 2000 et fut chassé du pouvoir à la suite de scandales, corruption et crimes divers.

cinq rues lima vargas llosa

Un homme d’affaires riche et puissant de Lima, l’ingénieur Enrique Cardenas, se trouvera mêlé à une soirée de débauche sexuelle. Un directeur de journal à scandale, – « Strip-Tease » -, voudra le faire chanter en le menaçant de publier des clichés de cette réunion orgiaque compromettant gravement sa carrière, sa réputation de rigueur morale et l’honneur de toute sa famille.

Le directeur de cet organe de presse de « caniveau et fouille-merde » » échouera dans son entreprise de chantage, Enrique Cardenas refusant de céder à toute demande de rançon ou d’obscur marché. Les photos seront publiées. Et le journaliste maître-chanteur finira sauvagement assassiné, au coin des « Cinq Rues », vieux centre historique, « un des quartiers les plus violents de Lima, avec agressions, bagarres et bastons de tous côtés, […] où des charognards matinaux becquetaient des ordures éparpillées sur la chaussée en croassant. » Enrique Cardenas sera alors soupçonné et incarcéré dans l’une des sombres et irrespirables geôles de la police du régime. La collaboratrice directe du directeur assassiné, surnommée la « Riquiqui », tentera, avec le courage retrouvé d’une vraie journaliste, de démêler l’affaire, menant une enquête qui lui fera prendre tous les risques et l’amèneront jusqu’au plus haut niveau du pouvoir, face à celui qu’on appelle le « Docteur », bras droit armé et policier du tout-puissant Alberto Fujimori. Elle découvrira alors la vérité sur ce meurtre et la capacité de manipulation, de nuisance, d’anéantissement moral et d’élimination physique des citoyens par le pouvoir en place.

alberto fujimori vargas llosa
Alberto Fujimori. Après avoir été emprisonné en 2010 pour détournement des fonds, violation des droits de l’homme pendant sa présidence et mises sur écoute téléphonique d’opposants, de journalistes et d’hommes d’affaires, y compris Mario Vargas Llosa, Alberto Fujimori a été gracié en 2017 par le président Pedro Pablo Kuczynski. Il est réincarcéré depuis 2019 pour des faits liés au meurtre de six villageois en 1992. Un autre procès s’ouvre en mars 2021 concernant la politique de stérilisation forcée pratiquée sur des centaines de milliers de femmes indigènes dans les années 1990.

Mario Vargas Llosa, qui fut l’adversaire malheureux d’Alberto Fujimori aux élections de 1990, nous livre là un roman qu’on pourrait classer dans la catégorie des « thrillers » politiques. Ce texte sobrement écrit, à l’intrigue policière efficacement menée, est aussi parcouru de plusieurs scènes érotiques, lesbiennes ou hétérosexuelles, ou les deux mêlées, montrant un pathétique et douloureux Enrique Cardenas, en manque d’étreintes conjugales avec Marisa, sa femme, plus encline aux caresses saphiques de son amie intime Chabela, femme de Luciano, leur avocat. Le sexe serait-il, pour nos trois protagonistes, la face cachée de leur vraie nature ou, plus simplement, ce qui leur reste d’espace de liberté et de respiration dans la pesanteur du climat policier d’un pays étouffé chaque soir par le couvre-feu ?
Ce livre, aussi captivant soit-il, n’est pourtant pas le plus saisissant de Mario Vargas Llosa. La presse hispanophone, d’ailleurs, fit montre d’un intérêt mesuré à sa parution en 2016. Et pour qui veut se lancer dans l’œuvre de cet écrivain majeur de la littérature hispano-américaine, La Fête au bouc [La fiesta del chivo], paru en 2000, mettant en scène le dictateur Trujillo, est un texte de cette même veine mais autrement plus puissant dans la création romanesque du romancier péruvien. Tout comme Temps sauvages [Tiempos recios], autre roman extraordinaire d’une Amérique des dictatures publié en France en 2021.

Aux Cinq Rues, Lima [Cinco esquinas] de Mario Vargas Llosa, traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort, Gallimard, 2017, coll. Du monde entier, 304 p., ISBN 9782072706295, prix : 22 €. Paru dans la collection Folio en 2019.

À paraître :

Mario Vargas Llosa : un écrivain du monde par Albert Bensoussan, Gallimard, collection Arcades, octobre 2022.

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