À propos d’Antoni Casas Ros, Chroniques de la dernière révolution (Gallimard/NRF)

«Il y a quelques semaines un homme vint chez moi, à Göttingen, un homme offrant ses services et qui savait, de deux paires de vieux bas de soie, en faire une toute neuve. Quant à nous, nous savons l’art de faire un livre nouveau avec une paire de vieux bouquins.» Georg C. Lichtenberg, Pensées (traduit de l’allemand et préfacé par Charles Le Blanc, Rivages Poches, p. 103.

«[…] le genre romanesque est éminemment celui dont l’adéquation est la plus parfaite à la démocratie. Le triomphe esthétique de l’un va de pair, depuis un siècle et demi, avec le triomphe social de l’autre. Ce qui lie indissolublement le roman comme genre littéraire et la démocratie comme forme sociale, c’est leur commun rapport au réel, leur commune prise en compte, bientôt exclusive, de la réalité. Le romantisme, à cet égard, était plutôt une réaction aristocratique devant un mode en voie de démocratisation et dans lequel le «poète» ne trouvait plus ses marques. Celle-ci approfondie, le réalisme et bientôt le naturalisme devaient naître, et avec eux le gros roman-roman contemporain, accolé au réel, potentiellement promis au prix Goncourt, aujourd’hui le plus prestigieux et le plus juteux. Et ce n’est certes pas un hasard si cette liaison nécessaire de la démocratie, de l’art et du réel, a été pour la première fois notée, dès 1840, par cet étonnant prophète de la société démocratique, Alexis de Tocqueville. «L’état social et les institutions démocratiques donnent […] à tous les arts d’imitation de certaines tendances particulières qu’il est facile de signaler […] à la place de l’idéal, ils mettent […] le réel» (De la démocratie en Amérique, Livre II, chapitre XI). Henri Raczimow, La mort du grand écrivain (Stock, 1994), pp. 102-3.

Malgré de trop nombreuses références, aussi inutiles que prétentieuses, à des écrivains ou des écrivants (Murakami, Bolaño, Gombrowicz, Proust, Pavese, Lezama Lima, Pynchon et même Dick), outre le fait qu’il n’y a pas grand sens à quêter dans la numérotation bizarre des chapitres qui se conforme, nous dit-on, à une suite de Fibonacci «dans laquelle chaque terme de cette suite est la somme des deux précédents» (p. 13), le dernier roman d’Antoni Casas Ros peut être rapproché, à condition expresse de le placer au-dessous de ces nullités visuelles mais néanmoins divertissantes, de quelques grosses machineries hollywoodiennes comme Fight Club, V pour vendetta et, dans les dernières pages aussi pompeuses que grandiloquentes (mais tout aussi nulles que toutes les autres pages de ce livre), de la Rencontre du troisième type.
Antoni Casas Ros, s’il n’est pas un écrivain, est au moins un cinéphile que, sans trop jouer d’imprudence, nous jugerons peu averti.
Les plus prétentieuses productions littéraires ratent toujours leur cible parce qu’elles ne se font aucune image du lecteur idéal, parce qu’à dire vrai elles s’en contrefichent, leur intention n’étant pas le dialogue mais le bavardage, parce qu’elles sont destinées non pas à des personnes mais à des parts de marché. Il est ainsi ironique mais pas très original de constater que le livre de Casas Ros, qui n’a pas de critiques assez sévères contre l’odieux système capitaliste et policier qui bien sûr nous opprime, fait non seulement le jeu de ce système, mais accomplit sa substance morbide en faisant des lecteurs des imbéciles, en galvaudant la littérature pour la jeter sur le trottoir : rapporte de l’argent, putain.
Aussi, il m’a toujours paru du plus haut comique de constater que ces textes sans âme, qu’il s’agisse de ceux de Vollmann, Pynchon ou, ici, Casas Ros, qui de toutes leurs forces lorgnent vers d’autres textes, n’évoquent jamais l’infini motif que trame la littérature, la référence appelant la référence dans la création de cet univers fantasmatique qu’avec Riffaterre nous pourrions définir comme étant celui de l’illusion référentielle, mais convoquent bien davantage les images banales de quelque film ou téléfilm nord-américain qui, aussitôt levées, polluent notre esprit et nous empêchent de prendre au sérieux les si hautes aspirations de l’auteur.
Tout se passe en fait comme si le texte véritablement littéraire parvenait à une espèce de transparence iconique, seule capable de laisser le regard s’enfuir vers l’horizon des possibles alors que le texte qui, de la littérature, ne mime que les plus consternants tics, se farde comme une prostituée chassant le micheton, interpose entre l’esprit du lecteur et son imaginaire asservi une toile de jute aux motifs grossiers, salie et regardée par des dizaines de milliers de regards hagards, sur laquelle défile le spectacle criard réclamé par la foule, plans communs, images sottes, dialogues inutiles, suite stochastique d’images dont la cohérence est moins affirmée que celle d’un flan privé de gluten.
Un mauvais texte, entre mille autre défauts bien sûr, se signale, de façon irrécusable, par sa vulgarité. La vulgarité n’est absolument pas ce qui choque le bourgeois mais, bien au contraire, elle est le commun dégradé par la foule, le commun au carré en somme, la volonté d’épater mise à la portée du tout-venant. La vulgarité, comme le savait Baudelaire, est irrémédiablement démocratique, donc bourgeoise. Nous ne nous étonnerons pas un seul instant qu’Antoni Casas Ros, véritable homme des foules en ce sens qu’il est absolument banal, n’aspire qu’à la béatitude du plus grand nombre : faire, non plus au sens noble, artisanal, utilisé par Lichtenberg mais dans son acception la plus triviale, faire un mauvais livre, un livre commun, un livre vulgaire, offert à tous les regards et, surtout, circulant dans toutes les bouches, un livre-putain dont le cours sera fixé par la demande, un livre sans poids, un livre virtuel, un livre démocratique en ceci qu’il respecte moins qu’il ne flatte quelques tendances à la mode (écologie, extrémisme artistique, terrorisme on s’en doute esthétique, apologie ô combien originale du sexe libre et de la consommation de toutes les drogues, bouillon conspirationniste où surnagent quelques croûtons de liberté à vide, anti-capitalisme évidemment primaire, etc.), faire son livre donc, son écriture, ses innombrables commentaires sur Facebook, qui ne doivent point constituer aux yeux du faiseur, n’en doutons point, une matière négligeable de laquelle faire, à nouveau faire comme on fait dans son pantalon, un livre ou bien une douzaine si nous jouons de malchance.
Chroniques de la dernière révolution (le titre est évoqué à la page 153, illustré par l’exemple aux pages suivantes) est un texte commun, démocratiquement inoffensif et vulgaire, surfait, lamentable et surtout inutile, qui jamais n’aurait dû être édité par Gallimard (ou alors dans la collection L’Infini de Philippe Sollers, généreux protecteur de nullités comme le sont les rinçures de Meyronnis et d’Haenel auquel ce livre fait immédiatement songer par sa boursouflure) ni même, sans aucun doute, par aucun autre éditeur digne de ce nom, tant il est je le répète facile, creux, en un mot comme en mille : indigent, de cette même indigence verbale et hélas verbeuse qui défigurait la préface écrite par Casas Ros pour tel récent recueil de textes d’Éric Bonnargent.
Éric Bonnargent d’ailleurs, que l’on retrouve, appelé Bart (diminutif de Bartleby, alors qu’à nos yeux il louche bien davantage vers Wakefield), dans le livre de Casas Ros (cf. p. 160), tout comme on retrouve, sous le masque de Zoé Balthus désignée comme «ultime friandise» (p. 161) une amie commune, laquelle apparaissait déjà, sous une forme plus ou moins fantasmée, dans Enigma. La belle affaire me direz-vous, il y a peut-être, dans le livre de Casas Ros, une dizaine, une vingtaine, une centaine peu importe d’autres personnages réels plus ou moins déguisés (comme cet Aerik Von qui a son profil FB et apparaît aussi dans le livre), y compris sa tante et son petit cousin préféré : pornographie visuelle, étalage pseudo-érudit en direction des happy few, amusements de cour de récréation, à l’heure où les potaches, avec des airs de conspirateurs intraitables, fomentent des coups d’État de la taille d’une épée de bois.
Apparemment, l’auteur est coutumier de ces petits jeux fades où la réalité, du moins la réalité transformée par la virtualité (puisque c’est par l’intermédiaire de Facebook que ce petit monde de lecteurs et d’auteurs s’est découvert) pénètre l’irréalité du roman, à moins bien sûr, n’oublions pas le clin d’œil complice que nous glisse Casas Ros en cet instant, à moins bien sûr que ce soit l’inverse, que son roman soit infiniment plus réel que la comédie virtuelle et ses guerres secrètes, ses rancœurs minuscules, ses amours ridicules et éphémères. À moins encore que, pour Casas Ros, un livre ne soit finalement rien de plus que l’extension du domaine de la lu…, pardon, de la Toile, elle-même considérée comme un théâtre des opérations où délivrer, quinze fois par jour au minimum, ses précieuses annotations, ses commentaires exquis sur le monde comme il ne va franchement pas (puisque Casas Ros, n’oublions pas ce point névralgique de sa pensée, n’est pas seulement un auteur mais bien davantage un révolutionnaire dans l’âme et dans les faits, un homme vivant reclus, un anarchiste (pas trop) platonicien comme se plaît à se définir George Steiner, peut-être même un assassin raffiné endoctriné par quelque Vieux de la montagne aussi chimérique qu’un rébus griffonné sur un mur de pissotière).
On aura posé l’alpha et l’oméga de ce roman, on aura résumé ses si peu dangereuses et inesthétiques thèses terroristes et peut-être même fait le tour de la pensée de son auteur en faisant remarquer qu’Antoni Casas Ros n’aime rien tant que brouiller les apparences, jouer de masques (cette si poétique histoire d’accident de voiture provoqué par un cerf…), de fausses identités, avec encore moins de talent (il fallait le faire, chapeau bas !) qu’un(e) Ludivine Cissé/Karl Mengel pour Les Séditions parues chez Léo Scheer (1), où nous trouvons le même mélange finalement si facile à digérer puis à évacuer de considérations géopolitiques fumeuses, de réseaux troubles révélés par des âmes intrépides (dans le livre de Casas Ros, les Chroniqueurs), d’ordres secrets et meurtriers et d’expéditives mais néanmoins planantes (grâce aux drogues) copulations, toute la pharmacopée éventée depuis des lustres de la pseudo-littérature contestataire où le bourgeois ventripotent qu’est, en fin de compte, l’étique écrivain-révolutionnaire joue à se donner des frissons et n’y arrive probablement pas.
Encore Karl Mengel réussissait-il, vaille que vaille, sans trop démériter, à tramer une histoire très vaguement policière toute pleine d’agents androgynes à couvertures quadruples ou quintuples qui avait, pour seul mais inappréciable avantage, de se conclure assez rapidement. Casas Ros, lui, entraîné par sa fougue verbale et son envie de détruire la forteresse impérialiste et policière, étire sur plus de trois cents pages le fruit, complètement tavelé, de ses fumistes réflexions politiques et expulse l’enfant phocomèle à la bouche hélas non occluse, bavard au style bavant que par charité chrétienne et sans tenir compte des demandes pressantes des experts en tératologie tout contents d’étudier cette aberration de la nature, nous enverrons prudemment, le plus rapidement possible, dans les limbes desquelles il n’aurait jamais dû sortir.
Heureusement, imprimé à des centaines (des milliers, comble de malchance ?) d’exemplaires, ce résidu provenant de l’improbable fermentation obtenue en faisant tomber quelques gouttes de surréalisme sur une courge catalane a une existence limitée à quelques minutes une fois exposé à l’air libre.
Tout de même, avant de rejeter dans les régions fuligineuses cette chimère stylistique qu’est le livre de Casas Ros, il nous faut, comme on raconte que le diabolique curé d’Uruffe le fit de son propre enfant arraché du ventre fumant de sa mère, baptiser le nouveau-né, c’est-à-dire lui donner un nom. Symbolique solaire du nom, impatience métaphysique de nommer dirait Meyronnis dans son style inimitable qui pour une fois n’écrirait pas une platitude, fût-elle exaltée.
Le nom que porte le dernier ouvrage d’Antoni Casas Ros est en fait un beau nom, un nom au symbolisme profond, et ce nom le voici : le livre de Casas Ros n’est ni plus ni moins qu’une imposture.
Lecteur pressé, n’aie crainte, comme avec le torchon du traducteur stakhanoviste Christophe Claro, je te livre, tout frémissant avant qu’il ne s’arrête de battre, le petit cœur translucide qui à grand-peine a donné vie à ce moignon de roman, et je l’extrais, sans beaucoup d’effort je le concède, de l’irrésistible page 17 : «L’absence de liberté de plus en plus manifeste. La répression. La violence. La puissance de la norme. La perversité et le cynisme politique. La grande médiocrité de nos dirigeants. La démocratie dictatoriale. Tous les mouvements qui tendent à réintroduire la liberté sont détruits à peine créés. Beaucoup de gens disparaissent, dans les universités et même dans les lycées.»
À la page suivante, la dix-huitième donc de ce livre qui aurait pu s’arrêter à sa vingtième si son auteur avait eu quelque honte à l’idée de nous faire ingurgiter son brouet très vaguement anarchiste, à la page suivante nous trouvons la philosophie exprimée jusqu’au dégoût par la multitude de personnages, parfaitement interchangeables entre eux, sans la moindre consistance psychologique ou intellectuelle, voire, et c’est étrange puisqu’ils ne font que baiser, sans la plus petite réalité charnelle, sans une once de différenciation sexuelle étant donné que, dans l’univers festif et aux identités pour le moins gommées de Casas Ros, les chiens prennent indifféremment les hommes qui sodomisent les pinsons et copulent avec les abat-jours, l’un des personnages déclarant militer pour «la mouvance illimitée des espèces à l’extérieur de leurs formes, humains compris, et pour les échanges entre les papillons et les sœurs siamoises, par exemple» (p. 126), un autre ajoutant que «Notre problème, c’est que nous n’avons de sexualité qu’avec les humains. Je milite pour la cielophilie, l’arbrophilie, la pierrophilie, la sensoriophilie. Avoir un contact total du corps avec toute chose. Lécher l’univers tout entier, comme un bébé glouton, avant de poser la langue sur un sexe» (p. 184), à la page suivante disais-je qui est donc la dix-huitième, nous découvrons l’aleph infini devant lequel, émerveillé et effrayé, Antoni Casas Ros s’est tenu un millième de seconde et dont la vision l’a apparemment rendu fou, c’est-à-dire écrivant et non pas écrivain : «Connaître la beauté, c’est entrer au cœur du chaos. Et le chaos est la plus parfaite image de la liberté. Dès qu’il y a un ordre, la dictature s’installe».
Était-ce donc tout ce que nous pouvions tirer de notre rencontre, à je ne sais plus quelle marche de l’escalier comme le précise la nouvelle de Borges, avec l’infini ? C’est en tout cas, à bout de nerfs et de force, tout ce que Casas Ros a rapporté de son extraordinaire et fulgurant voyage.
Dès lors, une fois percé le saint des saints, il s’agit quand même, par les moyens les plus divers, de faire sombrer la société et d’abattre le «système capitaliste» parvenu à «un tel degré de gangrène que tout semble s’effondrer sans que nous ayons à faire le moindre effort» (p. 92), dans le chaos : «Il y a un groupe de hackers très secret. Personne n’a encore pu les rencontrer. Ils travaillent sur la Bourse, ils pénètrent tous les réseaux bancaires et prétendent qu’ils vont faire imploser le système financier mondial. Ce sont de purs anarchistes». Il y aussi, nous apprend Casas Ros, les «Freedom Flyers» dont le mouvement a été initié par la mystérieuse Y lesquels, comme leur nom l’indique, prouvent, tandis que les moutons du troupeau broutent et bêlent en consommant des produits standards, qu’ils sont des êtres libres en se jetant du haut des édifices ou en sautant depuis des avions sans bien sûr s’encombrer de parachutes (cf. p. 57).
Une fois le but atteint, un «krach à nul autre pareil», pas «un mardi noir, mais toute une décennie noire, au point que rien ne renaisse des cendres, si ce n’est le monde végétal, animal et quelques humains dont je n’espère même pas faire partie» (p. 65), afin que «tout commence à s’effondrer» (p. 86), qu’il n’y ait plus «d’eau, plus d’électricité», que les magasins soient pillés et qu’il faille «fuir à la campagne» (p. 89), il faut en somme appliquer le seul et unique commandement de la religion dont Casas Ros est le Jean-Baptiste à bonnet d’âne, FAY CE QUE VOULDRAS.
Et encore, cette liberté à vide est bien trop contraignante aux yeux de Casas Ros que la moindre contrainte afflige d’écrouelles et qui, à mots couverts, nous fait plus d’une fois comprendre quel est son but véritable, le même que celui du serpent de Paul Valéry, la surrection du bienheureux néant : «La perversité humaine, la vanité, l’orgueil, l’argent, le pouvoir sont les vrais moteurs du monde. Une seule solution : la dernière révolution ! Le chaos ! Ensuite, peut-être, l’homme pourra tirer parti de l’extrême destruction et renaître. S’il échoue, le monde sera enfin silencieux et flottera dans l’azur sans satellites pour le filmer. L’Océan appartiendra au ciel, les forêts aux fleuves, les glaces au bleu profond. Toute la connaissance humaine, toute la créativité, le génie, comme une mélodie qui se perd dans le gouffre des volcans» (p. 155).
À la page 116, Casas Ros vantait déjà ce silence se répandant sur «la totalité des corps qui peuvent encore jouir de quelques précieuses minutes» au moment où toute théorie cesse d’exister.
Il y a tout de même une étrange contradiction dans le texte de Casas Ros, pressé, on le devine, de conclure ses pages sur la contemplation stérile du néant sans même évoquer durant plus de quelques paragraphes imprécis (cf. pp. 228 et 270) les conséquences de sa compulsion érostratéenne, insérant, entre un long et monotone mélange de bave, de sperme et de cyprine échevelés quelques considérations sur la nécessaire interconnexion entre les choses et les êtres, les choses et les choses et les êtres et les êtres grâce aux progrès de la technologie (cf. pp. 213 et sq.), et nous bassinant en revanche, durant des dizaines de pages ridicules, avec une orgie où il s’agit, bien évidemment, d’abolir les massives portes de la perception au moyen de la drogue rendue célèbre par Artaud, le peyotl. Ces pages laborieuses, qui se concluent d’une façon prévisible («Le ciel est redevenu bleu, Waldo jouit. Son sperme entre dans la terre s’enfonce très loin. Les spermatozoïdes tracent la route invisible qui conduit à la fusion», p. 241), m’ont fait songer à un roman étrange et quelque peu mésestimé de Robert Silverberg intitulé Le Fils de l’Homme. Silverberg n’est d’ailleurs pas le seul auteur de science-fiction duquel nous pouvons rapprocher certaines des thématiques que Casas Ros illustre dans son roman. Son apologie de l’amour libre, de la vie en triades, en groupes hétéroclites dont la richesse créative s’oppose à la grisaille des foules orthonormées, de l’échangisme, du métamorphisme même des identités, ne peut faire qu’irrésistiblement songer au remarquable Babel 17 de Samuel Delany.
Mais, dans le texte de Casas Ros, ne demeurent aucune poésie, aucune interrogation que nous pourrions qualifier de très superficiellement métaphysique, et la libération à laquelle parviennent les personnages a autant de profondeur mystique qu’un estomac de lombric : «Moi Waldo, en cet instant solennel, je décide, sans en référer à ma hiérarchie du Fabulous Bureau of Interconnexion, de répondre à l’appel de la nature et en conséquence, ce matin, à cinq heures et douze minutes précises, de manifester ma nature de pur électron en me dénudant naked nu sans poils la bite au vent les couilles à l’air sans la moindre pudeur boréale et même mon slip et mes chaussettes sont destinés à l’abandon sur cette belle terre souple comme le ventre de Lupa et me voilà nu sous la voûte encore étoilée du petit matin grand jour qui commence par l’offrande de la superficialité» (p. 234).
Comme mon ami Éric Bonnargent qui a tendance à confondre critique littéraire et paraphrase agréable pour quatrième de couverture, je ne résiste pas au plaisir de citer un long extrait du texte de Casas Ros (p. 202) qui nous permettra de comprendre la différence qui sépare irrémédiablement une grande plongée dans les ténèbres comme Ernesto Sábato dans Héros et Tombes ou Hermann Broch dans La Mort de Virgile ont pu en écrire, dirait-on guidés par un cicérone invisible et l’équivalent, avec masque et tuba, que pratique Antoni Casas Ros, cet apnéiste confirmé qui n’a jamais fait trempette que dans un bidet de clichés : «Des voix, un chœur antique, cris et balbutiements. Tout le monde se tait dans les vastes pièces noires où errent les fantômes de la ville. Le silence pour accueillir Cybèle. des jaillissements d’or, des frôlements, des traces fulgurantes. De la lumière invisible, de la lumière peau, de la lumière trace immédiate dans le cerveau. Des instruments de musique, peut-être, sons très sourds ou extrêmes, aigus, pas de flûte ni de tambourins, pas de guitare électrique. Même Aerik est silencieux. Des craquements, l’intuition que le sol s’ouvre, que le béton donne naissance, un trou noir dans l’obscurité, un appel d’air, l’or liquide et le rugissement des léopards qui déchirent le silence. Quelques cris de terreur cristallins. Le frôlement de la robe des fauves, leur odeur de ténèbres. Nous avons tous quitté le théâtre, Ulysse et Valentina sont là, le corps sanglant d’une dévoration interrompue par Cybèle. D’abord visiter les couches profondes avant de se livrer au cannibalisme !»
Ma parole, je veux bien que l’on me pende si on arrive à me prouver que, dans son dernier livre, Casas Ros n’a pas retrouvé les plus fulgurantes intuitions d’un Yannick Haenel tout préoccupé d’apprendre, de nous apprendre à danser dans le nihilisme sauvage, afin qu’un nouvel humanisme se lève des décombres !
Je veux bien, en sus, que l’on m’étripaille les intestins, que l’on m’escarifie le visage, que l’on me scrofule et emberlificote chacun de mes membres, que l’on me lamproie l’estomac, me gobecte le blanc des yeux et me fricasse le cerveau si je ne parviens pas à montrer que chez Meyronnis, Haenel et maintenant Casas Ros, la même absence de pensée ne peut que s’accompagner d’un style tout simplement affligeant, inexistant dans sa volonté stupidement, comiquement, ridiculement lyrique. Le lyrisme, premier signe, croit l’imbécile, de sortie hors du troupeau, ainsi que la vulgarité se signalent toujours par leur affectation, leur outrance, ces atours miteux que revêtent indifféremment les dictateurs, les arsouilles et les putains au moment de jouer leur numéro.
Nul doute, ai-je pensé en lisant telle page (par exemple la page 183), que les Chroniques de la dernière révolution auraient figé de stupeur (avant, peut-être, de le faire partir d’un grand rire) Julien Benda qui écrivait, dans un excellent essai dont je recommande vivement la lecture à Casas Ros, La France byzantine ou le triomphe de la littérature pure paru en 1945 (Gallimard, p. 45) : «On évoque le jour où, en raison de cette soif, l’auteur exigera que son œuvre soit lue à telle minute de la nuit, parmi tels meubles, sous telle lumière, dans tel costume.»
Pour lire correctement le livre de Casas Ros, la meilleure façon de faire est encore de ne pas le lire du tout.
Phrases très courtes parfois sans verbe, ou longues mais en tout cas très rarement reliées entre elles, et quel mot de liaison pourrait en effet rendre compte de la concaténation de pensées qui, chez Casas Ros, se limitent à quelques jaillissements de mots sans ordre ni sens véritable, juxtaposition de gargouillis ou bien d’explosions de pétards humides, morne déconfiture, écriture invertébrée n’ayant de plus haute intention que celle de suspendre le jugement, nous plonger, bien plus que dans la stupéfaction ou la rêverie, dans la muette surprise de celui qui, jamais, n’aurait pu croire que l’on puisse à la fois nourrir de telles prétentions littéraires et écrire si mal, en n’ayant même pas le sentiment fugace d’être frôlé par l’aile de l’imbécillité, de sombrer tout entier dans le cliché indigne d’une ritournelle : «Et tous ces destins chaotiques qui se croisent sans cesse et ne se voient pas, chacun sur un rail fatal qui s’interrompt brusquement au centre de nulle part dans la décharge des cœurs mutilés» (p. 32).
Lorsque Casas Ros, cet éternel jouisseur dont chacun des romans pourrait être avantageusement résumé par une seule ligne des Nourritures terrestres (2) se lance dans la métaphore artiste, voici le résultat qu’il obtient, triste pénombre entourant quelque vocation contrariée de jeunesse, celle de gynécologue amateur de vers, peut-être : «Voir sa luette, c’est voir son clitoris de bouche, même forme, même couleur, même vibration» (p. 44).
Lorsqu’il ose la comparaison, nous nous trouvons sans voix, aussi muets que devant l’ineptie célébrée par les couillons qui crient au génie en gardant en bouche la petite (et unique) trouvaille éluardienne, la terre est bleue comme une orange : «Les respirations s’accordent et l’espace m’aspire tout entier. Je vois la terre de loin, comme sur Google» (p. 52).
Lorsqu’il touche au sexe si je puis dire, non pas à l’amour mais à la baise (cf. p. 226 : «Faire l’amour ça me semble hypocrite. Baiser c’est direct et ça n’enlève rien à la beauté”), c’est là que Casas Ros étincelle, renouvelle profondément les imaginaires érotique et pornographique, devient, comme l’illusionniste, l’homme aux mille mains : «Il est bien parti [grâce à une dose d’extasy, pour la poésie de l’évasion], il veut que je m’assoie nue sur son nombril et que je lui pisse dessus. J’ai trouvé l’idée originale. Je suis une perverse innocente. Tout ce qui touche au sexe m’intéresse. J’y suis resté (sic) jusqu’à ce que je glisse et m’endorme sur lui» (p. 66).
J’avoue avoir, moi aussi, glissé sur pas mal de phrases de Casas Ros avant de m’être endormi et tiré de mon sommeil réparateur par des dialogues étincelants comme celui-ci :
– «Pas mal, Waldo !
– Ouais, c’est à peu près tout ce que la nature m’a donné. C’est ce qui fait dire à certaines femmes que je gagne à être connu.
– Tu sais, contrairement à ce que vous pensez, la taille c’est pas ce qu’on demande à une bite, sauf si elle est vraiment petite.
– Ah ! bon… mais alors qu’est-ce que vous voulez ?
– On veut qu’elle soit sensible, qu’elle écoute et surtout qu’elle soit intelligente.
– Tu m’ouvres des horizons…» (pp. 216-17).
Casas Ros ne m’a ouvert aucun horizon mais je lui sais gré de m’avoir expliqué le mystère inavouable de son intelligence littéraire.
Lorsque Casas Ros, après s’être lavé les mains, examine son patient, le remède qu’il lui conseille est pour le moins exotique. Il appelle une certaine Violetta qui a la particularité d’être une «éjaculatrice guérisseuse» : «Violetta se masturbe devant le visage d’un homme au regard éteint par la cataracte. Elle est couchée sur une table. L’homme est sur une chaise, le visage face au sexe de Violetta. Soupirs et murmures. Orgasme. Un jet puissant sort du sexe de Violetta, éclabousse le visage du vieil homme qui a un mouvement de recul instinctif. Trop tard. Le liquide coule sur ses yeux. La cataracte se dissout en moins de deux minutes. L’homme est émerveillé. Violetta rabaisse sa jupe jaune, s’assied, prend brièvement l’homme dans ses bras» (p. 251).
Lorsque notre auteur se mêle de psychologie, nous voici plongés dans des abîmes de réflexion : «Je sens le plaisir de Waldo monter comme au ralenti. Il bloque sa respiration. Ma langue s’affole sur son frein et soudain la première giclée chaude m’emplit la bouche. J’attends qu’il ait pleinement joui. Je l’embrasse immédiatement. Je ne supporte pas les hommes qui sont dégoûtés par leur propre sperme et attendent que nous l’avalions. Bax n’éprouve pas de répulsion pour lui-même. Un point essentiel. Les hommes qui n’aiment pas leur sperme sont imbriqués dans des toiles d’araignées psychologiques» (p. 227).
Lorsque Casas Ros aborde le baudelairien domaine des synesthésies, l’empire secret des correspondances (3), nous avons droit à une étonnante copulation entre l’astrophysique et l’orgiastique qui se conclut sur une allitération de la plus grande beauté : «Son instinct est de nous avaler. De boire la lumière, de l’engloutir dans son long tube digestif obscur. Le gigantesque trou noir. Le cul engloutit toute érection de l’âme. Sodomie finale. Un gigantesque trou noir au centre de notre galaxie qui absorbe la matière, la lumière, les formes, la musique, les cris d’amour, les soupirs, l’angoisse, la tristesse, la panique et la joie. Le discours, les mots, les écrivains, les peintres, les musiciens, les tortionnaires et leurs victimes. Un chaos non discriminatoire. Une bouche géante qui simplement suce la sève du monde dans une dernière aspiration. La dernière histoire de sexe. Fatale fellation !» (p. 69).
J’ai décidé de porter plainte auprès de l’Union internationale des astrophysiciens en leur faisant remarquer que, sur le cas des trous noirs, ils nous ont menti puisque, contrairement aux dires de ces savants repris en chœur par Casas Ros, les astres exotiques dévorateurs ont bien pratiqué une honteuse discrimination en ayant oublié d’avaler cet auteur avant qu’il ne nous inflige ses inepties à grand tirage et, espérons-le, fort courte renommée.
Cessons de plaisanter. Il faut constater, au-delà même du ridicule à oser exposer de vagues thèses pitoyablement conspirationnistes, au-delà même du fait de confondre plaisamment dictature et démocratie (4) pour les besoins d’un livre lamentable, et, s’il a quelque vergogne, toute honte bue d’avoir osé publier un tel texte dont l’écriture est inqualifiablement nulle (5), que Casas Ros n’hésite pas à sombrer dans l’abjection se colorant de prétentions esthétiques, ne semble émettre aucune réserve morale sur tel message à connotation plus que trouble. Décrivant le résultat d’un des jumps auxquels se livrent, depuis les toits des gratte-ciels, nos si dangereux anarchistes, Antoni Casas Ros écrit ainsi : «Il y a une fille qui est tombée à cinquante mètres d’ici, je suis allée la voir, c’était magnifique. C’est parti en Amérique, les ados vont redoubler d’astuce» (p. 99). Le comble de la bêtise ou, nous diront les esthètes, de la beauté de l’horreur semble atteint lorsque ce sont des chats (cf. p. 243) puis des nouveaux-nés (cf. p. 249) qui se jettent dans les fleuves ou par les fenêtres.
Mais ce n’était qu’un maigre avant-goût, assurément, des toutes dernières pages, d’un si prodigieux comique qu’on espère sincèrement qu’il a été mûrement réfléchi par l’auteur, qui exposent la nouvelle stratégie de la mystérieuse et invisible Y : plus de jumps mais des réunions à ciel ouvert, des Grandes Assemblées composées de centaines de milliers de participants entièrement nus qui communient dans la douce ferveur d’un cerveau planétaire, souvenir peut-être de Solaris de Lem ou de l’Avata de Frank Herbert, attendant que le monde, à présent libéré de toute technologie (cf. p. 279, nouveau souvenir peut-être d’Herbert et de son jihad butlérien), renaisse de ses cendres dictatoriales pour que naisse la vraie démocratie, non point le règne fragile et perfectible de la concorde et de la nécessaire différence (je n’ose pas écrire le mot effrayant de hiérarchie) sans laquelle l’Autre n’a qu’une consistance d’ectoplasme mais l’immense partouze où, toujours, les imbéciles ont cru trouver la communion la plus sincère alors qu’ils n’ont fait que poisser leur langue au contact de l’antique mensonge prétendant les faire égaux à Dieu.

Notes
(1) Il n’est donc pas très étonnant que cet éditeur aux goûts si légendairement sûrs en matière de bons textes ait été sensible à la prose de Casas Ros, présentée ici, d’une façon insupportable de sottise, par Alexandra Lemasson.

(2) «Que chaque chose prenne le temps de m’enseigner tout ce qu’elle peut, que chaque être me livre les secrets tant espérés, que l’orange me parle, le bol de café, la tranche de pain, l’herbe, le piment, toutes les folies des hommes, la joie et la violence, la création. Je veux tout connaître» (p. 44). Ce vitalisme qui ne peut se mouvoir que dans l’éternel présent de la bête s’accompagne, comme il se doit, d’un relativisme à toute épreuve : «Toute vérité n’est qu’un point de vue. Alors ose le JE, ose le présent qui abolit le temps, sors tes tripes à chaque mot, fais-moi bander !» (p. 50).

(3) Ailleurs, sexe et voyage en mer sont intimement mêlés : «Il faut que je continue le motif sans le briser, que ça passe comme sur une vague, les aventuriers qui découvrent ton cul doivent pouvoir l’explorer sans choc esthétique» (p. 84).

(4) Cette sotte antienne anarchiste ou plutôt se contentant de prendre la pose anarchisante est l’unique motif dans le tapis de ce texte sans colonne vertébrale, qui peut être lu à partir de n’importe laquelle de ses pages, dans n’importe quel sens et même, qui peut ne pas être lu du tout : «Une Chroniqueuse de vingt ans est morte, assassinée. On a retrouvé son corps suspendu, comme un ange nu, devant les tubulures rouillées de Beaubourg, ultime œuvre d’art, des disquettes glissées entre les côtes, le sang ruisselant, figé et sombre, silencieuse à jamais. Sur ses cuisses, les lettres FS, les Forces Sombres, la nouvelle police politique» (p. 102). Ailleurs : «La France est régulièrement réprimandée par la Commission européenne et les organisations de défense des droits de l’homme, sa police est l’une des plus violentes d’Europe» (p. 107). Ailleurs encore : «Mais je ne veux pas mourir. Je n’ai que dix-sept ans et j’ai choisi de ne pas fuir en Espagne, dernier bastion européen des contre-révolutionnaires. La dictature s’installe partout. C’est ici que tout a commencé. Les libertés bafouées, la paranoïa du Président qui fait arrêter toute personne émettant un doute sur sa politique. La justice, ou ce qu’il en reste, totalement inféodée. Les vieillards et les enfants ne sont pas à l’abri de sa vindicte. Des milices en civil accomplissent les basses œuvres. la délation est une vertu» (pp. 111-2). Il est sans doute inutile de faire remarquer à l’auteur qu’il confond la France et même l’Europe, qualifiée de «démocratie musclée» selon le bon mot de Pinochet avec l’Iran ou la Chine, tout comme il semble du reste avoir confondu les termes révolutionnaires et contre-révolutionnaires… Le même brouet insipide pour anarchiste de garderie nous est servi tout au long du livre de Casas Ros (cf. pp. 192 où est critiqué le Teaser, p. 196, etc.), et je n’évoque même pas les critiques contre l’Église qui se résument à ce condensé de stupidités dont la chute théologique a dû faire se retourner dans leur tombe les plus grands satiristes : «L’Église est aux mains des intégristes, des nazis, des banquiers et des pédophiles. C’est l’une des raisons pour lesquelles je ne la fréquente plus. Mon Église, c’est le ciel, le vrai, celui qui est encore bleu. Pourquoi le ciel est bleu ? Parce que Dieu a voulu nous faire un truc apaisant, genre Valium» (p. 180).

(5) Comme preuve supplémentaire de cette nullité, signalons le recours à des anglicismes comme le festif «jump», le «vampire kiss» (dans son contexte : «Installé, je laisse une main de femme me caresser la cuisse, des lèvres s’approchent. Vampire kiss», p. 103), les «white noises» («Bax erre dans les sous-sols du Rialto, un cinéma Art déco de New York, dans l’antre du génial Aerik Von, terré dans les studios d’enregistrement obscur, entouré d’ombres et de spectres, d’esprits blancs comme des white noises et d’artistes, de scènes d’orgies et de discussions philosophiques, une violoniste tente de jouer une partita de Bach, Aerik ne caresse ni ne torture sa guitare, il attend son bassiste et son batteur», p. 109) et quelques poétiques exclamations claquantes comme des fouets et ironiquement interlopes telles que «sodow me !» (p. 165), «No fucking mind, just instinct !» (l’auteur souligne, p. 167), «Fucking romantique… Love is blindness» (p. 182) et enfin «Sex sucks !» (p. 183).

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