Conversation avec Abed Azrié, traducteur de l’Epopée de Gilgamesh chez Diane de Selliers

Écrite il y a plus de 4000 ans, l’Epopée de Gilgamesh est le plus ancien texte connu de toute l’histoire de l’humanité. Une édition exceptionnelle vient de paraître chez Diane de Selliers qui rassemble la traduction d’Abed Azrié et des photos sublimes de Jean-Christophe Ballot.

Nous avons eu la chance de rencontrer Abed Azrié à Paris. Musicien et compositeur, il a chanté l’Epopée de Gilgamesh. Deux versions sont disponibles en CD, celle de 1977 (rééditée en 2005), et une autre de 2010. Abed Azrié nous parle de la manière dont il a réalisé la traduction de ce texte si ancien, et si étonnamment contemporain.

Unidivers – Abed Azrié, à quand remonte votre rencontre avec ce texte, l’épopée de Gilgamesh ?

Abed Azrié – Je l’ai rencontré en 1970, par des bribes, des fragments, deux ou trois lignes dans une revue en Syrie. Je lisais des revues d’assyriologie. Ensuite, je l’ai rencontré une deuxième fois, au Liban, et j’ai été très surpris de la modernité de ce texte. Je venais de sortir un disque sur la poésie contemporaine du Moyen-Orient avec des auteurs vivants de Syrie, du Liban, d’Irak, de Palestine. Et je me suis demandé : quel est l’auteur contemporain qui a écrit ces vers ? J’ai cherché, et il s’est avéré que c’est un auteur d’il y a 4 000 ou 5 000 ans ! C’est comme cela que j’ai commencé mon archéologie du texte. J’ai trouvé alors une traduction faite de l’akkadien.

Abed Azrié
Abed Azrié

Unidivers – De l’akkadien vers l’arabe ?

Abed Azrié – Oui, c’est comme le français et le latin : l’arabe vient de l’akkadien. En France, on croit que l’arabe est le dialecte de l’Afrique du Nord. Mais ça n’a rien à voir ! L’arabe est une langue ancienne issue de l’akkadien, la langue de Babylone. Quand je vois des texte en akkadien, transcrits phonétiquement, je comprends beaucoup de mots.

C’est par un traducteur archéologue irakien, Taha Baker (Taha Baqir), que j’ai trouvé la totalité du texte, la version qu’on appelle standard. Après, j’ai découvert une version traduite par un archéologue libanais, Anis Fariha. Cela ne m’a pas suffi. A l’époque je ne voulais pas faire un livre, je voulais faire un livret pour le chanter. Je ne suis pas écrivain, j’ai seulement publié des traductions de poésie, en français ou en arabe, dans les deux sens.

gilgamesh

Unidivers – C’est donc par le chant que vous vous êtes approprié ce texte…

Abed Azrié – Le livret s’est construit entre 1970 et 1977. Très lourdement, très difficilement : je ne suis pas librettiste ! Je me suis initié moi-même en écoutant beaucoup d’opéras, en observant comment ils sont construits. J’ai toujours été autodidacte en tout. Ce qui me donne beaucoup de liberté.

Unidivers – Vous avez commencé par le texte, avant de composer la musique ?

Abed Azrié – Au fur et à mesure que le texte naissait, la musique naissait. A ce moment-là, pour m’inspirer, j’allais beaucoup au Louvre. J’allais dans la salle de Gudea, un roi sumérien qui a régné vers 2140. Il a régné 25 ans sans faire une seule guerre. Il s’est occupé beaucoup de la culture. Ça m’a fasciné, ce roi qui n’a pas fait de conquêtes. Il avait des communications avec les dieux, un internet direct ! Il recevait des ordres des dieux, lui disant de construire ceci ou cela. Quand j’allais dans sa salle, je ressentais une ferveur incroyable. Les mains, les visages, les pieds, les costumes : tout vous inspire le silence, la paix, la tranquillité. La salle était déserte, elle donnait sur la Seine. Je regardais à ma gauche la Seine, à ma droite Gudea. Et quand je rentrais à la maison, la musique était là. Comme si vous trouviez une clé. La musique est une serrure, et vous trouvez une clé, puis une autre clé.

  • épopée gilgamesh
  • épopée gilgamesh
  • gilgamesh diane selliers
  • gilgamesh diane selliers

Unidivers – Et c’est comme cela qu’est né votre disque, paru en 1977, L’Épopée de Gilgamesh ?

Abed Azrié – Oui. Mon distributeur de l’époque, Shandar, avait une galerie d’art, 40 rue Mazarine. J’y ai fait une exposition, pendant 15 , jours, qui s’appelait « Célébration pour Gilgamesh ». Le disque passait toute la journée. Et il y avait des peintures, des exemplaires dans toutes les langues du monde, pour monter que, 5 000 ans plus tard, c’était un best-seller. Comme si j’avais une mission pour faire connaître ce texte. Alors que personne ne me l’avait demandé. On discutait, avec les visiteurs, du rôle de la mythologie, de ses liens avec les monothéismes, la Bible, le Coran. Il y avait des théologiens de l’institut catholique qui venait discuter avec moi : « Ah, il y a le Déluge dans l’Epopée de Gilgamesh ? »

Unidivers – Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce personnage ?

Abed Azrié – Le Gilgamesh que j’ai aimé, ce n’est pas celui de l’aventure nationale ou chauvine. C’est plutôt son expérience existentielle. La quête de cet homme.

Gilgamesh
Cachet avec caractères cunéiformes sur une dalle d’argile, Ourouk, Irak, février 2022. © Jean-Christophe Ballot

Unidivers – Et comment êtes-vous passé du livret au livre, de la musique et du chant à la traduction ?

Abed Azrié – Dans toute ma vie, je n’ai jamais décidé quoi que ce soit. En 1978, Henri Gougaud m’a dit qu’il adorait mon disque, et m’a demandé s’il pouvait m’interviewer, pour France-Inter. « C’est magnifique, votre traduction », me dit-il. « Quelle traduction ? Ce n’est pas une traduction, c’est juste le livret, en trois langues, arabe, français, anglais, pour que les gens suivent quand ils écoutent le disque. » Il m’a dit que je devais absolument publier cette version en français. Très gentiment, il m’a pris rendez-vous avec un éditeur, Berg international. Je suis arrivé avec tous mes brouillons, environ 150 pages. Pour le livret, j’avais dû réduire à 12 pages environ. Et ça a été conclu. J’ai repris la totalité du texte. J’ai rapiécé la totalité du texte. Il y a des cassures partout, dans toutes les versions. Je les ai complétées. Par exemple, dans la version de Ninive, il manque une phrase ou un mot, je l’ai complétée par celle de Babylone. Et avec des éléments que j’ai trouvés dans des colloques en France ou à l’étranger. Voilà comment je suis arrivé pratiquement à la totalité du texte, en comblant toutes les lacunes.

  • Gilgamesh
  • Gilgamesh
  • Gilgamesh
  • Gilgamesh
  • Gilgamesh
  • Gilgamesh
  • Gilgamesh
  • Gilgamesh
  • Gilgamesh

Unidivers – C’est cette traduction qui a été publiée chez Berg international, en 2009. Puis reprise chez Albin Michel en 2015. Est-ce le même texte, ou avez-vous apporté des modifications ?

Abed Azrié – Non, pas du tout. Je n’ai rien changé. Et c’est le même qui est publié cette année chez Diane de Selliers.

Unidivers – Comment avez-vous fait pour obtenir un texte aussi fluide ?

Abed Azrié – Je prends un exemple. Le combat avec Houmbaba, dans la forêt des cèdres. Georges Contenau, dans sa traduction qui est parue dans les années 1930, dit « Sus à Houmbaba ! » Mais c’est une expression des guerres napoléoniennes. On ne peut pas utiliser ça pour un texte sur Gilgamesh ! Il fallait absolument supprimer ce vieux français. D’autres utilisaient des mots de Molière. Mais Gilgamesh, c’est beaucoup plus simple que ça ! Il fallait que je trouve des équivalents aussi simples. Par exemple, après le combat entre Enkidou et Gilgamesh, Enkidou lui dit : « Tu es vraiment le fils de ta mère ! Tu as tété le lait de Ninsoun. » On me disait ça dans mon enfance. Quand je faisais quelque chose de bien, on me disait : « Tu as vraiment tété le lait de ta mère ». Je voulais absolument trouver un texte simple, innocent. Le nettoyer ces tournures linguistiques bizarres qui provenaient de la culture des archéologues. Je me considérais comme la salle de Gudea, simple. Il me fallait aller vers le texte et non pas ramener le texte à moi.

Gilgamesh
Statue : tête de femme, Syrie, Tell Hariri (ancienne Mari). Époque sumérienne, premier royaume d’Our, vers 2550-2400 av. J.-C. © Jean-Christophe Ballot

Unidivers – Un autre exemple de fluidité dans le temps : dans votre traduction, à un moment, un personnage se frappe la cuisse avec la main. Et, en note, vous dites que c’est un geste qui se pratique encore de nos jours en Orient. C’est vertigineux !

Abed Azrié – Ça existe encore. Par exemple, pour dire « Ils ont gagné ! », on se tape sur la cuisse. C’est un geste un peu grossier. Et ça date de l’époque de Gilgamesh. J’ai noté beaucoup de choses comme ça qui n’existent pas dans les autres versions.

Unidivers – Vous pouvez faire cela parce que vous baignez dans ces deux cultures : vous êtes syrien et français, né là-bas et vous vivez ici depuis plus de 50 ans.

Abed Azrié – J’ai été élevé chez les curés, mes parents sont d’origine chrétienne. A sept ans, je servais la messe et je chantais à l’église, en syriaque, tous les matins à 6 h 45. Maintenant, je ne suis plus ni judéo-chrétien, je ne suis pas musulman, ni rien. Je n’ai pas de dogme. La mythologie m’a appris à m’éloigner de tout cela. Dans l’épopée, Sidouri dit à Gilgamesh : « sois neuf tous les jours, aime ta femme et tes enfants, c’est cela que tu peux faire pendant ta vie ». La mythologie apporte des réponses positives, loin de l’idéalisme.

Epopée Gilgamesh Diane de Selliers

L’épopée de Gilgamesh, éditions Diane de Selliers, 280 pages, 230 €. Parution : 2022.

La traduction d’Abed Azrié est également disponible en format poche chez Albin Michel, 7,90 €.

Article précédentLadylike Lily présente ses Graines Oubliées à La Chapelle Bleue
Article suivantBREST CINÉ-CONCERT, Maxime Dangles ‘Les Délivrés’ AU MAC ORLAN jeudi 10 février 2022

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici