Lionel Duroy n’en fini pas de régler ses comptes avec sa famille. Dans « L’Absente », il semble pourtant prendre enfin une distance salvatrice avec sa mère. Ce qui le rend moins malheureux et rend le lecteur totalement heureux.
Lionel Duroy pratique assidûment le vélo, activité qu’il assimile à l’écriture par l’effort constant demandé et la solitude qui en résulte. On peut dire que depuis pratiquement plus de 40 ans il roule sans arrêt autour du pâté de maisons et appartements familiaux successifs. Il trace et creuse son sillage dans le souvenir de son enfance et de ses séquelles.
« L’Absente » est la prolongation de son périple, car ce dernier roman, road-movie où alternent la voiture et le vélo, de Verdun à Bordeaux en passant par Nevers est surtout, un retour sur le souvenir de sa mère, Suzanne, cette « salope » ou cette « folle » qui écrase de sa démesure les premières années de la vie de l’auteur. Les lecteurs habituels retrouveront donc les neuf frères et sœurs avec qui les liens se sont graduellement coupés depuis la parution du « Le Chagrin » ou de « Priez pour nous ». Mais également Antoine Dunoyer de Pranassac, dit plus prosaïquement « Toto » le père représentant en aspirateur Tornado, Agnès, Esther, les femmes précédentes d’Augustin le héros récurrent, Curtis l’éditeur attentionné.
On est en milieu connu. Pourtant Lionel Duroy, tel Sisyphe, roule sans fin sa souffrance et sa haine après une enfance fracassée et arrive, livre après livre, à approfondir les origines de sa douleur. Écrivant toujours en apparence le même ouvrage, il s’approche de plus en plus de la « substantifique moelle » de sa vie. L’écriture est sa raison d’être, son support qui l’empêche de sombrer, de verser dans cette descente vers l’abîme que sa mère a pratiqué jusque dans la folie, appuyant son existence sur un socle trop fragile, celui de la tenue de « son rang », le rang d’une riche famille bourgeoise, pétainiste, raciste et bien pensante. La thérapie littéraire semble porter ses fruits, car Lionel Duroy signe là un de ses romans les moins tristes, les plus jubilatoires, comme si pour la première fois la distanciation avec son passé paraissait possible.
La vente d’une maison, dont il avait pourtant promis à ses filles de ne jamais se séparer, le met dans une situation qui lui rappelle celle de sa mère, obligée de quitter une riche demeure, pour des logements de plus en plus insalubres. Chassé de son « chez lui » le plus cher, Augustin, le double habituel de l’auteur, va se mettre de manière nouvelle dans la tête de sa mère, cherchant à la comprendre et non plus à la condamner, la haine brutale s’éloignant pour laisser la place à la réflexion et à la compréhension.
Cette mise en perspective ajoute donc une richesse nouvelle à l’œuvre déjà écrite. À défaut d’excuser, l’auteur change de point de vue, adopte celui d’un homme mûr et non plus celui d’un enfant de 10 ans. Il pose de nouvelles questions : comment sa mère si soucieuse de grandeur sociale a-t-elle pu épouser son père ? Pourquoi n’a-t-elle pas trouvé une béquille, comme celle de l’écriture, pour survivre ? Augustin se remémore même la journée, unique dans sa vie, où à 20 ans oubliant sa haine, il fit part à Suzanne de sa volonté de l’aider. Il cherche cette empathie jusqu’alors inconnue.
Pour la première fois, il se révèle ainsi ridicule par instant n’hésitant pas à donner de lui-même une image infantile, immature, inconstante. On sourit aux indécisions d’ Augustin, à sa difficulté adolescente dans les relations avec les femmes, y compris avec ses propres filles qu’il fuit piteusement, reportant toujours un coup de fil promis. On rit quand il veut acheter à tout prix une station-service sur les hauteurs de Verdun. On se moque de sa pusillanimité avec une libraire amoureuse qui le poursuit. On ne vient jamais de nulle part et Augustin découvre des fils invisibles qui dans le quotidien le ramènent, volontairement ou non, à son « éducation ». « Telle mère, tel fils » ? Sûrement pas. Mais quand même un peu…
À la fin, un peu grand-guignolesque du roman, il retourne, déguisé en artisan, dans le château de ses grands-parents pour y découvrir enfin des réponses à de nombreuses de ses questions. Chaque famille a ses secrets et celle des Verbois n’échappe pas à la règle. Les connaître peut donner sens à des incompréhensions et aider à mieux vivre.
Innovant dans une œuvre de portée universelle, Lionel Duroy donne l’impression d’avoir progressé et ne plus faire d’éternels allers-retours passé-présent, souffrance-rédemption. Pour la première fois, il semble avoir trouvé un équilibre. Normal, et préférable, pour un amoureux des vélos Singer.
L’Absente, Lionel Duroy, paru le 18 août aux Éditions Julliard, 360 pages, 20 €
Lionel Duroy :
On ne peut pas tout sauver grâce aux livres, mais le peu que nous sauvons fait de nous des résistants et assure notre dignité. (Lionel Duroy)
Lionel Duroy est né en 1949 en Tunisie. Journaliste et écrivain il est l’auteur de plus d’une douzaine de romans dont Écrire (2005), Le Cahier de Turin (2003), Des hommes éblouissants (1997), Trois couples en quête d’orages (2000) et Priez pour nous (1990), ces deux derniers ayant été adaptés pour le grand écran. En 2010, son roman Le Chagrin a reçu le prix François-Mauriac, le prix Pagnol du roman d’enfance, le prix Marie-Claire du roman d’émotion et le prix des lecteurs de la ville de Brive. Aux Éditions Julliard il a également publié Colères (2011), roman pour lequel le fils de Lionel Duroy a obtenu une condamnation de l’éditeur de son père pour atteinte à la vie privée, L’Hiver des hommes (prix Renaudot des lycéens 2012 et prix Joseph Kessel 2103), Vertiges (2013) et Échapper (2015)
Également :
Hienghène, le désespoir calédonien, Paris, Bernard Barrault, 1988
L’Affaire de Poitiers, Paris, Bernard Barrault, 1988
Je voudrais descendre, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Cadre rouge », 1993
Il ne m’est rien arrivé, Paris, Mercure de France, coll. « Bleue », 1994
Comme des héros, Paris, Fayard, coll. « Libres », 1996
Mon premier jour de bonheur, Paris, Éditions Julliard, 1996
Des Hommes éblouissants, Paris, Éditions Julliard, 1997
Un jour je te tuerai, Paris, Julliard, 1999
Méfiez-vous des écrivains, Paris, Éditions Julliard, 2002
Survivre avec les loups. La véritable histoire de Misha Defonseca, Paris, XO Édition, 2011