« Je ne me contente pas de transformer Hérault en Ero, j’écris froidement RO. Non moins froidement j’écris NRJ pour énergie et RIT pour hériter. Je me garde bien de mettre « Hélène a eu des bébés ». Combien plus court grâce à mon procédé « LN A U D BB ». Ce roman auquel je travaille jour et nuit sera tout entier écrit dans ce parti pris. C’est le récit des aventures d’une jeune Algérienne. Il est intitulé O DS FMR ».
Qui a écrit cela ? Un usager du smartphone et des sms ? Pas du tout, c’est Alphonse Allais ! C’est encore lui qui a écrit ces mots d’une totale actualité, dignes de ceux d’un « geek » ennemi du papier et « accro » à l’e-book et la liseuse :
« Vous pensez bien que ce n’est pas sans le plus sérieux des motifs que je viens me livrer à d’intarissables jérémiades sur l’imminente disparition des arbres causée par la consommation de plus en plus folle de papier imprimé […]. Le but de notre nouvelle société, but éminemment anticataclysmal et géophile, vous le devinez ici : suppression de l’emploi du papier partout où cette substance ne se trouve pas essentiellement indispensable et son remplacement par des matières ou des procédés plus conformes à l’état actuel des connaissances. »
Et ce n’est pas tout !
« L’homme met son orgueil, croirait-on, à se passer des forces que la nature met si généreusement à sa disposition. Qui pense à utiliser le souffle de Borée pour charger, par exemple, chaque accumulateur ? Et la force des marées ? À part quelques rares et timides expériences, quel ingénieur songe sérieusement à tirer parti de cette intarissable, régulière et incalculable énergie ! Non, l’homme fait son malin, l’homme préfère construire de coûteux moteurs et brûler des provisions de charbon dont il verra bientôt la fin. Au fond, l’homme est un grand gosse qui adore faire de la fumée. » Voilà le discours d’un écologiste bien avant l’heure !
Allais continue en pointant les inégalités entre genre masculin et genre féminin :
« Vous n’ignorez pas, cher Monsieur, que lorsqu’un adjectif s’applique à deux noms dont l’un est masculin et l’autre féminin, cet adjectif doit se mettre au masculin. Il faut par exemple dire « ces arbres et ces fleurs sont beaux ». En un mot, dans la grammaire comme dans la société actuelle, c’est le masculin qui prédomine. Oh, certes, je ne viens pas demander aux pouvoirs publics de chambarder cet état de choses, je voudrais simplement créer un mouvement d’opinion tendant à bien montrer l’injustice, l’arbitraire, tranchons le mot, la goujaterie d’un tel procédé. »
Toutes ces phrases, frappées au coin du bon sens et prémonitoires, sont extraites d’articles écrits entre 1898 et 1902 par l’un de nos maîtres de l’humour qu’un éditeur, peu connu et malicieux, Le Pont du Change, a remis à l’honneur en 2011 dans un bref et savoureux recueil intitulé L’Agonie du papier et autres textes d’une parfaite actualité.
À lire absolument pour (re-) découvrir Alphonse Allais, prestidigitateur des mots et des lettres, drôle d’oiseau (de bon augure), responsable (et coupable) de textes jubilatoires !