RENNES. AGOP GARBIZIAN OU LE DIEU MOUSTACHU DE L’OLYMPE

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Né en 1968 dans la communauté gréco-arménienne d’Istanbul, Agop Garbizian a fait du chemin jusqu’à son Olympe, dans les Halles de Rennes. Son pouvoir « olympien » ?  Accorder joyeusement ses identités dans une cuisine qui célèbre le quartier de son enfance et les plats de sa mère.

Son antre : les myriades de bocaux d’olives et de loukoums

L’« Olympe »,  dont le nom de détache en bleu grec sur l’enseigne blanche de la Criée Marché Central, n’usurpe pas son nom. C’est un vrai domaine des dieux, grand comme deux tables de ping-pong. Dans la vitrine, de grands bacs débordent de keftédès (les boulettes de bœuf marinées), de moussaka, d’aubergines farcies et de gratin grec : « création maison ». Rangés sur le haut du comptoir, les produits d’épicerie fine : la purée de sésame, le miel, les seaux en plastique de yaourt, le vin doré à la résine de pin. Au centre, un vaste choix d’olives toutes différentes. Pour les becs sucrés, des bocaux trapus alignent une douzaine de parfums de loukoums : rose, orange, noisette, pistache… Sans compter une mosaïque colorée de mezzés : poivrons, champignons, purées d’aubergine, taramas, anchois.

  • Agop Garbizian Traiteur Arménien Grec Rennes

Le personnage : un « Grec-du-Marché » polyglotte

La cinquantaine, voltigeant entre la cuisine à l’arrière et le comptoir au devant, il trône dans son Olympe depuis 7 ans, après 24 ans de bons et loyaux services chez feu « Zorba le Grec », rue Saint-Georges à Rennes. Un parcours que tout désigne comme hellène. Si l’on ne cuisine pas le cuisinier, rien ne peut faire soupçonner au client une histoire plus compliquée que celle d’un « Grec-Du-Marché » chez qui on va chercher sa moussaka. Mais si, commercialement, cette identité grecque et l’enseigne bleue et blanche fonctionnent, la vérité est plus surprenante : « Le grec, c’est pas tellement ma langue. Je parle d’abord arménien, puis turc et puis grec et français. » Quatre langues pour un seul homme, l’histoire se corse.

Agop Garizian Rennes

Un Levantin

« Je suis Arménien côté papa, originaire de la communauté arménienne d’Istanbul, où je suis né et où j’ai grandi. Je n’ai pas vécu en Grèce sauf parfois pour des vacances. Maman, elle, était de famille grecque d’Istanbul, originaire de Crète. Avec ma famille, je parlais arménien, un peu grec et dehors turc. » Identité complexe. Pour le commerce, notamment, il a fallu simplifier. « J’ai pris un nom grec pour la boutique, « Olympe », parce que l’Arménie, c’est pas trop connu en France. La Grèce est un bon pays que les Français aiment. Sinon, j’aurais donné un nom arménien ».

Ce « Grec-Du-Marché » serait plutôt un « Levantin », comme on disait dans le XIXe siècle orientalisant. Le « Levant » – Grèce, Turquie, Arménie, Syrie, Liban, Palestine, etc., était un bout de l’Orient miroir des fantasmes de l’Occident. Le Levant : ses commerces, ses harems, ses étoffes, ses épices et ses lumières, toujours plus belles d’être loin d’ici. Mais aujourd’hui, ici, à la lumière du jour de la Criée de Rennes, dans cette « Olympe » bien réelle, avec ses bocaux, ses plats et ses bouteilles, rien n’est simple. Pour commencer, la catégorie « Grec-du-Marché » explose.

Agop Garbizian Traiteur Rennes
Une Grèce à creuser

Tant de vies, tant de noms

« Mon prénom est Agop, mais sur mes papiers, c’est Mourad. Cacher son nom, c’est souvent comme ça en Turquie. Les parents ne le déclarent pas sur les papiers. Il y a le nom des papiers et le nom pour toi. Tu dis « Agop » au dehors, on te regarde mal. Tu dis « Mourad », ça passe, c’est un nom turc, musulman. Agop, c’est « Jacques » ou « Jacob » en arménien, ça s’entend quand tu le sais. D’ailleurs, rue Saint-Georges où j’ai travaillé avant pendant 24 ans chez « Zorba le Grec », tout le monde m’appelle Jacques. Par contre, place Sainte-Anne, où j’ai bossé aussi, on m’appelle Mario ». Mario ?! « C’est à cause de la moustache », fait-il, rigolard.

Agop Garbizian Olympe Rennes
Agop Garbizian

Agop-Mourad-Jacques (oublions Mario, malgré les similitudes) porte tous ses prénoms avec bonhommie. « C’est normal chez nous », rit-il. « Et votre nom de famille ? », demande t-on. « Ozkoylu », épèle t-il. Un seul nom de famille, au moins ! « Ah non, ça c’est le nom turc, celui des papiers, mais il y a un autre nom. C’est « Garbizian ». » Arménien, bien sûr. La famille a déclaré un nom turc il y a des générations, en transmettant fidèlement, sous le boisseau, le nom arménien. « Par exemple, faire son service militaire obligatoire sous un nom arménien en Turquie, c’était pas une bonne idée. »

Aucun n’est son « vrai » nom : ce n’est pas ainsi qu’il voit les choses. « Le nom, c’est selon avec qui on est ». Ici, pour cet article, ce papier qui parlera de lui, c’est Agop Garbizian. Même si ce n’est pas le nom « des » papiers, celui des procédures officielles, en France non plus. Autre contexte, autre vérité.

Etalage Olympe Traiteur Rennes

« Je suis parti, ça changeait trop pour nous »

Et si les noms sont portés avec légèreté, comme le reste de son histoire qu’il évoque entre rires et sourires, entre cafés et loukoums, tout ne s’est pas fait dans la douceur. « J’ai commencé à travailler à 10-11 ans : j’ai perdu mon père. D’abord, la maladie a fait qu’il a dû arrêter de travailler. J’avais 12 ans quand il est décédé. J’étais le petit dernier, mais il fallait tous qu’on travaille. J’ai fait couturier pour un Arménien du Grand Bazar, à Istanbul. »

Agop Garbizian Olympe Rennes

Et ce quartier de l’enfance d’Agop où « on vivait tous ensemble » – Turcs, Kurdes, Alévis, Arméniens, Grecs – n’existe plus guère. Il y a longtemps que le mouvement exacerbé dans la Turquie d’Erdogan, maire d’Istanbul avant d’être président de la Turquie, a mis à mal le peu de pluralisme dont Agop a le souvenir.

Agop ressuscite cette mémoire plurielle dans ses casseroles, avec les saveurs de sa mère qui préparait des festins improvisés pour les voisins et amis de tous bords : « J’ai appris à cuisiner à la maison, avec ma mère, fine cuisinière, mon père qui était très gourmand et ma grand-mère qui cuisinait aussi très bien. C’était le quartier Yenikapi. Il y avait beaucoup de communautés différentes dans ma jeunesse, beaucoup moins après les années 1990. Je suis parti en France à 24 ans. Ça changeait trop pour nous. »

  • Olympe Traiteur Rennes

« Si tu n’aimes pas, tu ne peux pas faire »

La recherche enthousiaste du « bon » et l’amour des gens lui permettent de transcender les nostalgies, les personnes et les lieux chers qui ne sont plus.

« Je suis quelqu’un de très chanceux. Je connais plein de cultures, de gens, juifs, turcs, allemands, français… J’aime bien les gens. Ça fait 7 ans que je suis dans cette boutique. Si tu n’aimes pas, tu ne peux pas faire ! J’ai fait plusieurs métiers dans ma vie, couturier, j’étais jeune patron en Turquie, avec 7-8 personnes qui bossaient pour moi. J’ai fait de la bijouterie aussi. Ce que je fais, j’aime bien le faire. Tu n’as pas le choix parfois et même si tu n’aimes pas trop, tu le fais bien. Et tu aimes les gens ! Y a pas de métier facile, tous sont difficiles. Mais il faut bien le faire. C’est respect. Les gens donnent l’argent pour toi et se faire plaisir. Tu prends l’argent d’eux. Si tu fais pas bien – il y a des jours où c’est dur pour moi aussi – non, ça va pas. Il faut faire bien. »

« Il y en a qui dépensent beaucoup et d’autres un tout petit peu. On est tous « chics » ! J’ai démarré de zéro et j’ai bien travaillé. Je n’oublie pas tout ce que j’ai vécu et je respecte chacun là où il est. »

Agop Garbizian Rennes

Nostalgie gourmande, symphonie des saveurs

On ne trouvera clairement pas la trace de cuisine « fusion » dans les fourneaux d’Agop, cette cuisine qui « déconstruit » les saveurs exotiques. Pas vraiment « fusion », son roboratif « gratin grec », un best-seller et une invention personnelle : « quand je l’ai inventé, il faisait bon, il y avait plein de choses fraîches et pas mal de gens me demandaient quelque chose sans viande. Je pensais à ma grand-mère qui préparait beaucoup ces aubergines avec du fromage et plein d’herbes. Il est né dans ma tête et les gens l’ont aimé alors je le laisse. Pas besoin que je fasse le grand chef, à rajouter tout le temps des choses. Mais j’invente tout le temps, les dolmas, poivrons farcis, courgettes sont préparés avec une touche différente à chaque fois ».

Il faut l’écouter parler des plats de son enfance. « Des choses de quand tu étais enfant, ça revient en mémoire et tu mélanges avec d’autres souvenirs et expériences que tu as et ça devient bon. J’ai pas de diplôme de cuisinier, de chef, mais j’aime bien mélanger les épices, les produits, pas trop, pour bien sentir. Ma grand-mère me cuisinait des épinards, j’adorais ça. Des épinards, « espanak » en arménien, avec du riz et du yaourt avec de l’ail – miam, je te conseille. Ça, c’est ma grand-mère, le yaourt à l’ail et compagnie. »

Pistaches Olympe Rennes

La « grande » histoire arménienne en pudique toile de fond

Même l’évocation du génocide arménien de 1915-1923, des horreurs qui ont marqué sa famille aussi, est l’occasion de parler d’une fusion, d’une interpénétration, invisible et sensible aujourd’hui encore, dans la vie des Arméniens et des Turcs. Sans idéaliser, sans diaboliser cette époque, avec pudeur et avec des silences : « Tu sais, quand ils ont marché des milliers de kilomètres et vu mourir beaucoup de gens en route… Certains ont parfois été cachés par des Turcs, les enfants par exemple. Les Arméniens ont été mélangés en secret à certains Turcs ; pas mal de femmes ont été mariées à des Turcs, parfois gentils, pour les sauver, parfois pas ». Il reste silencieux sur ce qu’a traversé sa propre famille. Certaines choses ne se disent pas.

La cuisine d’Agop est un mélange inextricable de saveurs et de lieux (« les böreks  sont une spécialité turque ou arménienne ? », lui a-t-on demandé. « Eh ben, c’est les deux, et libanais aussi, et grec… », a-t-il répondu) : une fusion des peuples arrachés et mélangés par les nécessités de l’histoire. La « fusion » réelle, c’est chez lui qu’on peut en faire l’expérience. Sa « fusion » à lui est un accord, du passé jusqu’au présent, des lieux, des êtres disparus, ressuscités par les saveurs de l’ail et du yaourt, de l’oignon qui rissole. Le goût, la présentation, l’ambiance, c’est une autre réalité que là où les assiettes sont « montées », comme on dit dans la restauration, plus que, tout simplement, remplies de bonnes choses. Sa cuisine est éprouvée, populaire et bonne, car des générations de cuisinières les ont parfaites.

Les etli ekmek de sa mère

Il s’illumine quand il parle de la cuisine de son enfance, et revient sans se faire prier sur le sujet. « Ah, ce sont de bons souvenirs ! » Elles ont beau ne plus être de ce monde, il en parle souvent au présent de ces femmes de son enfance, quand il s’agit de leur cuisine. « Ma mère, oh, c’est une cuisinière exceptionnelle. Oui, je pense à elle quand je cuisine. Elle est très rapide, la porte était toujours ouverte chez nous, alors avec de la farine hop, elle faisait des etli ekmek, c’est une pâte à la main, très fine, farcie avec des oignons, des tomates, des épices, le tout cuit au charbon. Tu mets du beurre dessus une fois cuit ; nous on les roulait parce que c’était plus vite mangé. Et on parlait pas ! Chez nous, on mangeait très bien. Ce que faisaient ma mère, ma grand-mère, je l’aime bien, et mon père aussi il aimait bien manger ; par contre il faisait pas trop la cuisine. » Agop a les yeux qui brillent. « On en mangeait au moins une dizaine par personne ! On appelle aussi ça des « güzdeme ». Ici, on cuit ça sur la plancha. Là bas, c’est sur une plaque, sur le feu de bois ou de charbon. Chez moi, il y avait ça. Si on parle de ma mère qui fait la cuisine, on est là jusqu’à demain. »

Le « bon » : mettre tout le monde d’accord

« Pour moi », dit Agop en finissant sa tasse de café, « cuisine grecque, cuisine turque, kurde, arménienne, c’est la même chose. C’est pareil, des gens qui vivent sur les mêmes terres, qui respirent le même air, qui pêchent leurs poissons dans la même eau, nourrissent leurs bêtes des mêmes produits. On va préparer tout ça en prenant chez les uns et les autres les meilleures idées. ».

« Quand c’est bon, c’est juste bon. Ça met tout le monde d’accord », conclut joyeusement ce philosophe cuisinier.

Agop Garbizian Traiteur Rennes

Site de la Criée – Marché Central à Rennes

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Christine van Geen
Christine van Geen a enseigné la philosophie au lycée et à l'Université avant de fonder il y a cinq ans le "Lavoir - Ateliers Réunis", tiers-lieu à Rennes. Elle passe la main en janvier 2021 pour écrire dans le domaine de l'écologie politique et de la cuisine, tout en montant une activité de conseil en montage de tiers-lieux en milieu rural, les "Ateliers Réunis".

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