Le club féministe SHEEH créé en février 2020 par trois étudiantes de l’Agrocampus Ouest de Rennes, s’est mis au défi de redonner de la visibilité aux professionnelles de la science, invisibilisées par le travail des hommes depuis des siècles.
L’association a proposé de nommer certaines salles et bâtiments du campus des noms de femmes qui ont aussi façonné l’histoire de la science. Tout cela dans l’optique de redonner confiance aux jeunes étudiantes du campus et des filières scientifiques, milieu encore largement représenté par des hommes. Rencontre.
En février 2020, trois étudiantes de la filière agronome se lancent dans la création d’une association pour promouvoir et sensibiliser à l’égalité des genres au sein de l’Agrocampus Ouest. Sara Ferrette, Axelle Braun et Ella Soderberg entrent dans l’aventure SHEEH et organisent une semaine d’égalité des genres en mars 2020. Bientôt rattrapées par la crise sanitaire, elles et les autres étudiants et étudiantes adhérents à SHEEH s’interrogent sur la nécessité de continuer ce combat. Sara, actuelle présidente du Club en troisième année en agronomie, explique : “L’idée de nommer certains lieux de noms de femmes s’est présenté comme un besoin non-dit. Dans le domaine éducatif agronome, on a une grande majorité de femmes : plus de 70% des élèves agronomes sont des femmes sur notre campus. L’objectif est donc de parler des inégalités de genre qui s’appliquent à tout le monde. Prendre la lutte dans sa globalité en sensibilisant, en proposant des débats…”
Le projet, presque essentiellement en distanciel, “était plus facile à faire que d’autres auxquels on avait pensé : on a fait beaucoup de réunions, de planifications en visioconférence…” nous confie Ella, également étudiante en troisième année en agronomie et co-fondatrice de SHEEH. De plus, Axelle évoque le bon retour des étudiants et professeurs vis-à-vis du projet : “Pour de nombreuses personnes, ce projet veut dire énormément de choses. On a eu beaucoup d’accompagnement de la part du personnel de l’établissement et de certains élèves.“
plus de 70% des élèves agronomes sont des femmes sur notre campus. L’objectif de SHEEH est donc de parler des inégalités de genre qui s’appliquent aux hommes et aux femmes.
Sara Ferrette
Huit salles ou bâtiments de ce campus immense aux vingt-cinq constructions sont aujourd’hui baptisés de noms de scientifiques et chercheurs masculins. La question s’est donc rapidement posée de la représentativité des femmes dans le milieu. Sara révèle bien cette interrogation : “Est-ce qu’on ne pourrait pas faire que le domaine de l’agronomie, très féminisé, puisse enfin nous ressembler ?” Une question légitime et qui peut au premier abord paraître évidente, mais qui ne l’est effectivement pas.
Le travail de concertation et de réflexion s’est fait en accord et en “coopération avec l’équipe pédagogique” selon Axelle. Comme Sara l’explique : “Le projet est né avec l’administration qui a proposé des salles à baptiser. Nous trois et les bénévoles avons fait les recherches de noms et salles.” L’idée n’était pas de remplacer les noms masculins, mais bien de tendre vers une égalité plus globale. “Aucun et aucune de nous ne se plaçait dans une volonté d’oublier ces hommes qui ont aussi participé à l’histoire de la science. On a décidé de cibler le bâtiment 15, qui contient plusieurs pôles dont en génétique et en production animale. Avec dans l’optique d’arriver dans quelques années à une parité globale sur le campus.”
La mise en place du projet ne s’est pas arrêtée là. Les salles sont aussi occupées en fonction des spécialités, d’où le fait qu’il apparaissait “important que les gens qui travaillent dans ces salles se reconnaissent dans leurs disciplines.” précise Ella, “et redonner dans certaines disciplines en plus de l’agronomie la renommée des femmes qui le méritent.” Les deux salles du bâtiment 15 qui ont été nommées étaient anonymes jusque-là. Elles portent désormais les noms de deux femmes importantes dans l’histoire scientifique : Rosalind Franklin, chercheuse ayant découvert la structure en double hélice de l’ADN et Temple Grandin, professeure américaine de zootechnie et engagée dans le bien-être animal. “L’objectif” comme le confirme Ella, “est d’atteindre une parité à terme, et non de supprimer les noms masculins déjà pré-existants“. “Six autres noms ont été acceptés par l’école ainsi qu’une charte d’engagement pour pérenniser le projet et un plan d’action d’égalité où est inclus notre projet. Ces mesures doivent être prises en compte par les écoles, et plus seulement une logique étudiante.” se réjouit Sarah. Pari donc tenu par les étudiants et étudiantes bénévoles.
Dans l’objectif de poursuivre l’initiative, les responsables du Club SHEEH ont pu discuter avec la directrice de l’établissement sur une prochaine reconstruction d’un bâtiment avec d’immenses amphis réservés pour les grandes occasions. “L’administration de l’école nous a invité à réfléchir pour renommer un de ces amphis. Même si c’est un projet qui devrait voir le jour dans une dizaine d’années, il nous intéresse beaucoup à long terme. En plus, il y a aujourd’hui encore un certain nombre de salles qui n’ont pas de noms, et qu’on voudrait baptiser. Nous avons également réalisé un kit pour expliquer nos démarches pour les futures étudiants.” annonce Axelle. Redonner le flambeau aux nouveaux et nouvelles est dans l’ADN du Club : à la rentrée, une élève de première année, Julie Larivière, remplacera Sara à la présidence de l’association.
Au niveau du vécu des étudiants et de leur parcours scolaire, les installations peuvent aussi avoir une dimension particulière. Sara nous a fait part de ses souvenirs scolaires en la matière : “J’ai l’impression que les études agronomiques sont vues comme les sciences réservées aux femmes. Les seules matières où je me suis sentie poussée sont les filières de la SVT, de biologie, qui sont déjà enseignées par beaucoup de femmes. Et je me suis sentie beaucoup moins encouragée par des professeurs masculins. En agronomie, on a surtout des modèles féminins. Mais dans le milieu professionnel, on voit qu’il y a des inégalités dès la sortie de l’école : les hommes ont une possibilité d’emploi plus rapide et à long-terme leur évolution de carrière et leurs salaires seront plus élevés. Il y a un vrai écart entre le scolaire et le professionnel.” “Cela touche quasiment tous les milieux” enchaîne Ella. L’égalité totale est donc loin d’être acquise, que ce soit dans les représentations sociales que dans le milieu scolaire et professionnel.
On observe aussi un véritable écart dans le recrutement entre le milieu scolaire et le professionnel, avec des inégalités qui persistent. L’idée serait aussi de donner confiance aux jeunes femmes étudiant dans ce milieu et éventuellement interpeller à une échelle nationale.”
Sarah Ferrette
Les futurs noms auxquels ont pensé les bénévoles sont Claire Girard, formée à l’École nationale d’agriculture de Rennes et résistante durant la Seconde guerre mondiale, ainsi qu’Isabelle Autissier, présidente d’honneur de WWF France et ancienne élève de l’Agrocampus. “Nous voulions baptiser aussi de femmes qui ont marqué notre école et qui ressortent de chez nous.” explique Sara, comme un clin d’œil à leur initiative locale et en hommage à ces femmes de renommée nationale voire internationale.
À terme, l’idée est de faire connaître le projet au niveau local. “Après, nous voudrions que ça aille plus loin : le sujet est déjà remonté à l’institut agronomique et c’est une belle opportunité. Mais nous avons aussi dans l’idée que ce soit national, en faisant une campagne pour pousser d’autres étudiants et campus aux mêmes types d’initiatives.” selon Sara. Bien sûr, chaque combat est à adapter aux lieux, nuance Ella : “Il faudrait s’adapter aux campus. À l’École nationale supérieure des sciences agronomiques de Bordeaux, par exemple, ce sont des noms de cépage. Ce sont donc aux gens vivants sur le campus de choisir la manière d’agir.” “En tout cas, nous sommes vraiment motivées à faire de ce projet quelque chose de beau et de grand.” affirme Sara. Ce quelque chose, paraissant d’abord peu révolutionnaire, peut pourtant faire éclore des remises en question, des vocations et donner de la confiance aux femmes souhaitant s’engager dans les domaines scientifiques. Ces réflexions apparaissent indispensables dans un secteur longtemps cantonné au masculin et souffrant encore aujourd’hui d’inégalités multiples.
Site de l’agrocampus et les salles Rosalind Franklin et Temple Grandin.