Françoise Sagan a 19 ans lorsque parait en 1954 son premier roman intitulé Bonjour Tristesse. Vite devenu un best-seller, ce livre a ouvert à cette toute jeune femme les portes de la renommée en faisant d’elle une auteure. Son titre est sans doute évocateur d’un esprit tourmenté. Aimez-vous Brahms… en dévoile une facette à la fois mature et cynique.
Issue d’une famille d’industriel du nord de la France, Françoise Sagan est la dernière d’une fratrie de quatre et puînée d’un garçon mort en bas âge. Pèse très tôt sur ses épaules la chape de plomb d’être l’enfant de remplacement de ce frère prématurément défunt. Ainsi venue au monde comme un cadeau du ciel, l’empreinte du « garçon manqué » lui colle à la peau. Laissant entendre qu’elle est la privilégiée de ses parents qui cèdent à tous ses caprices. Sa sœur aînée Suzanne dira d’elle : « Elle était une enfant pourrie gâtée. Toute sa vie, elle a joui d’une totale impunité ». L’absence de limite est la signature de cette femme dont le comportement évoque la surenchère périlleuse qui la pousse à toujours plus d’excès dans le jeu, l’alcool, la drogue, la vitesse au volant.
Pourtant la taraude le besoin frénétique d’écrire. C’est pour elle comme un moyen de s’ancrer dans une réalité qui se dérobe, de tenter d’atteindre un point inaccessible à l’horizon. « Écrire est la seule vérification que j’ai de moi-même. J’ai toujours l’impression d’aller à un échec relatif » ; et d’ajouter : « C’est à la fois fichu et gagné, désespérant et excitant ».
Aimez-vous Brahms… est son troisième roman également édité chez Julliard. Une ode à l’Amour : quand l’intemporel défie les âges… De cette œuvre se dégage avec cynisme le parfum de l’éphémère couplé à l’illusion d’éternité comme si L’Amour tel une fleur en passe d’éclore se mettait à exhaler son arôme sitôt le printemps revenu…avant de se faner puis de s’épanouir à nouveau.
De sa plume légère et savoureuse, Françoise Sagan campe une héroïne, Paule, aux portes de ses 40 printemps est prise entre deux feux. Paule est décoratrice, divorcée et vit seule. Elle est séduisante et pourtant son visage a perdu sa fraîcheur. Il a quelque chose de résigné. Elle aime Roger depuis six ans et résiste patiemment à ses infidélités. Elle est son point d’ancrage, elle le sait. Mais l’attente et la solitude l’éprouvent chaque jour davantage.
D’un côté, l’Amour stable et durable mais illusoire d’un homme de son âge, Roger, ouvertement infidèle, incorrigible séducteur et vétéran des coucheries, qui fait tout ce qu’il peut pour rester jeune. De l’autre, l’Amour instantané et fulgurant d’un jeune homme, Simon, pétillant, facétieux et plein de gaité, qui s’est amouraché d’elle, et vis-à-vis duquel, au final, après avoir délaissé ses principes bourgeois qui la corsetaient, elle cède.
« Paule contemplait son visage dans la glace et en détaillait les défaites accumulées en trente-neuf ans, une par une, non point avec l’affolement, l’acrimonie coutumiers en ce cas, mais avec une tranquillité à peine attentive. Comme si la peau tiède, que ses deux doigts tendaient parfois pour souligner une ride, pour faire ressortir une ombre, eût été à quelqu’un d’autre, à une autre Paule passionnément préoccupée de sa beauté et passant difficilement du rang de jeune femme au rang de femme jeune : une femme qu’elle reconnaissait à peine ».
Et l’intemporelle musique de Brahms de venir ajouter à la temporalité de l’Amour une note d’éternité. Les marques du temps tourmentent Paule. Mais peut-être aussi la taraude la question de la maternité. À travers cette préoccupation du temps qui passe, Françoise Sagan interroge son héroïne comme s’il s’agissait de ses propres interrogations (alors qu’elle n’a encore que 23 ans). Paule renonce à sa liaison avec Simon qui n’a fait que lui offrir l’illusion amère d’une jeunesse déjà un peu perdue. Et ce d’autant qu’il se révèle, en fait, davantage dilettante, désinvolte et intempérant, à la manière d’un jeune homme « enfant gâté », immature, que véritablement amoureux d’elle (à noter qu’à travers le personnage de Simon transparaît un peu la personnalité de l’auteure). Drapée des attributs de la femme mûre et féminine, Paule incarne le mythe de la féminité classique et pleine de charme, dont les standards sont aussi stéréotypés que séduisants. Mais elle aura peut-être représentée pour le jeune Simon le modèle de la femme parfaite, voire la future éventuelle épouse, que la « mère idéale ».
Du reste, l’adaptation cinématographique par Anatole Litvak campe ses profils. Ingrid Bergman est la grâce personnifiée, dans un rôle taillé sur mesure comme une robe cousue main YSL. Yves Montand excelle en vieux beau qui se la joue “joli coeur” à merveille, tout transpirant de cynisme, de mauvaise foi, et faussaire de bons sentiments. Anthony Perkins fringant jeune homme, beau, élégant, drôle, touchant, qui effleure le pathos avec une fraîcheur et une candeur convaincantes.
Le roman Aimez-vous Brahms de Françoise Sagan déploie une analyse psychologique subtile au ton résolument léger. Il fait ainsi tournoyer l’âge des hommes autour de leur maturité ainsi que la question de la femme plutôt conçue comme « mère sans maternité » qu’amoureuse et désireuse d’être aimée (questionnement qui sans doute propre à Sagan elle-même). Irrémédiable infidèle, Roger court après sa jeunesse et fait incarner à Paule le rôle de la femme que l’on chérit mais à l’égard de laquelle on respecte la vertu. Alternant entre l’espoir et la déception, vouée inlassablement à attendre d’installer cet homme dans son giron, le temps passe, et il est le véritable drame de sa vie. Quant à Simon qui se prend pour un homme alors qu’il est rattrapé par son immaturité, il déçoit autrement Paule qui, elle, veut être une femme et pas une encore une mère. Aimez-vous Oedipe ?…
Extraits :
« Dans la boîte de nuit, ils s’assirent à une petite table loin de la piste et regardèrent défiler les visages sans un mot. Elle avait sa main sur la sienne, elle se sentait parfaitement en sécurité, parfaitement habituée à lui. Jamais elle ne pourrait faire l’effort de connaître quelqu’un d’autre et elle puisait en cette certitude un bonheur triste.
Plus tard, ils revinrent en voiture, Roger descendit et la prit dans ses bras devant le porche.
“Je te laisse dormir. À demain, mon chéri.
Il l’embrassa légèrement et partit. Elle agita la main. Il la laissait dormir de plus en plus souvent. Elle était seule, cette nuit encore, et sa vie à venir lui apparut comme une longue suite de nuits solitaires. Dans son lit, elle étendit le bras instinctivement comme s’il y avait un flanc tiède à toucher, elle respirait doucement comme pour protéger le sommeil de quelqu’un. Un homme ou un enfant. N’importe qui, qui ait besoin d’elle, de sa chaleur pour dormir et s’éveiller. Mais personne n’avait vraiment besoin d’elle. »
« Encore qu’il ne tirait de son physique aucune assurance, seulement un soulagement : “Je n’aurais jamais eu la force d’être laid.” »
« Il ne semblait absolument pas conscient de son physique : c’était inespéré. »
« Il descendit la dernière marche et avança vers elle. “Il va se précipiter sur moi”, pensa Paule avec ennui. Il passa un bras du côté gauche de sa tête, ralluma, puis mit son bras droit de l’autre côté. Elle ne pouvait plus bouger.
“Laissez-moi passer”, dit-elle très calme.
Il ne répondit pas, mais se courba et mit sa tête sur son épaule, avec précaution. Elle entendit son cœur battre à grands coups et soudain se sentit troublée.
“Laissez-moi, Simon… Vous m’ennuyez.”
Mais il ne bougeait pas. Simplement, il murmura son nom deux fois à voix basse. “Paule, Paule”, et derrière sa nuque, elle voyait la cage d’escalier si triste, si lourde de morgue et de silence.
“Mon petit Simon, dit-elle aussi à voix basse, laissez-moi passer.”
Il s’écarta et elle lui sourit un instant avant de s’en aller.”
“Je l’aime”, dit-elle, et elle se sentit rougir. Elle avait l’impression d’avoir eu une voix de théâtre.
“Et lui ?
– Lui aussi.
– Bien entendu. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
– Ne jouez pas les sceptiques, dit-elle doucement. Ce n’est pas de votre âge. Vous devriez être au moment de la crédulité, vous…”
“Vous aimez Roger, mais vous êtes seule, dit Simon. Vous êtes seule, le dimanche ; vous dînez seule et probablement vous… vous dormez seule souvent. Moi je dormirais contre vous, je vous tiendrais dans mes bras toute la nuit, et je vous embrasserais pendant votre sommeil. Moi, je peux encore aimer. Lui, plus. Vous le savez.”
“Pour la première fois, il lui apparut semblable à elle, à eux (Roger et elle), non point vulnérable […] libéré, dépouillé de tout ce que sa jeunesse, sa beauté, son inexpérience lui prêtaient d’insupportable à ses yeux. Il laissait sa main immobile dans la sienne, elle sentait le pouls contre ses doigts et, soudainement, les larmes aux yeux, ne sachant pas si elle les versait sur ce jeune homme trop tendre ou sur sa propre vie un peu triste, elle attira cette main vers ses lèvres et l’embrassa.”
“Simon couvrait son visage de baisers ; elle respirait, étourdie, cette odeur de jeune homme, son essoufflement et la fraîcheur nocturne.
Il était tout près d’elle, beaucoup trop près, pensa-t-elle. Il était trop tard pour parler, et il n’avait pas à la suivre. Roger aurait pu le voir, tout cela était fou… Elle embrassa Simon.
Le vent d’hiver se levait dans les rues, il passa sur la voiture ouverte, rejeta leurs cheveux entre eux, Simon couvrait son visage de baisers ; elle respirait, étourdie, cette odeur de jeune homme, son essoufflement, et la fraîcheur nocturne. Elle le quitta sans un mot.
À l’aube, elle se réveilla à demi et comme en un rêve, elle revit la masse noire des cheveux de Simon, mêlés aux siens par le vent violent de la nuit, toujours entre leurs visages comme une barrière soyeuse et elle crut sentir encore la bouche si chaude qui la traversait. Elle se rendormit en souriant.”
“Deux jours plus tard, ils dînèrent ensemble. Paule n’eut besoin que de quelques phrases pour que Simon comprît ce qu’avaient été pour elle ces dix jours : l’indifférence de Roger, ses sarcasmes sur Simon, la solitude. […] Roger, je suis malheureuse par ta faute ; Roger, ça doit changer.”
“Je ne suis pas inconséquent, tu sais. J’ai vingt-cinq ans, je n’avais jamais vécu avant toi et sûrement je ne vivrai plus après. Tu es la femme et surtout l’être humain qu’il me faut. Je le sais. Si tu le voulais, je t’épouserais demain.
– J’ai trente-neuf ans, dit-elle.
– La vie n’est pas un journal féminin, ni une suite de vieilles expériences. Tu as quatorze ans de plus que moi et je t’aime et je t’aimerai très longtemps. C’est tout. Aussi, je ne supporte pas que tu t’abaisses au niveau de ces vieilles taupes, par exemple, ni de l’opinion publique. Le problème, pour toi, pour nous, c’est Roger. Il n’y en a pas d’autres.
Il se glissa près d’elle, l’embrassa et la prit. Elle ne protesta pas de sa fatigue et il lui arracha un plaisir violent qu’il ne lui avait jusque-là pas fait connaître. Il caressa ensuite son front mouillé de sueur, l’installa au creux de son épaule, à l’opposé de son habitude, rabattit les couvertures sur elle, soigneusement.
‘Dors, dit-il, je m’occupe de tout.”
“Elle était sotte, bavarde et comédienne. À force de ridiculiser l’amour, elle le rendait curieusement cru ; et sa façon de réduire à néant chez lui, toute envie de tendresse, de camaraderie ou de vague intérêt, la rendait plus excitante.“
“j’étais si malheureux, dit-il.
– Moi aussi’, s’entendit-elle répondre et, s’appuyant un peu contre lui, elle se mit enfin à pleurer, suppliant en elle-même Simon de lui pardonner ces deux derniers mots.
Il avait posé la tête sur ses cheveux, il disait : ‘Là, ne pleure pas’, d’une voix bête.
‘J’ai essayé… dit-elle enfin d’un ton d’excuse, j’ai essayé… vraiment…’
‘Dis quelque chose, murmura-t-elle.
– J’étais si seul, dit-il, j’ai réfléchi. Assieds-toi là, prends mon mouchoir. Je vais t’expliquer.“
“Elle ne pouvait s’empêcher de l’envier pour ce chagrin si violent, un beau chagrin, une belle douleur comme elle n’en aurait jamais plus. Il se dégagea brusquement et sortit, en abandonnant ses bagages. Elle le suivit, se pencha sur la rampe, cria son nom :
‘Simon, Simon, et elle ajouta sans savoir pourquoi : Simon, maintenant je suis vieille, vieille…’
Mais il ne l’entendait pas. Il courait dans l’escalier, les yeux pleins de larmes ; il courait comme un bienheureux, il avait vingt-cinq ans. Elle referma la porte doucement, s’y adossa.“
“À huit heures, le téléphone sonna. Avant même de décrocher, elle savait ce qu’elle allait entendre :
Je m’excuse, disait Roger, j’ai un dîner d’affaires, je viendrai plus tard, est-ce que…“