Mario Vargas Llosa, écrivain du monde…Cela fait longtemps que j’attends le nom d’Albert Bensoussan en caractères de taille majuscule sur une couverture de livre (1). Et ce vert léger sur le fond blanc lui sied bien… Retrouvez l’auteur à la librairie Le Failler, mercredi 1er mars à 18h, pour une rencontre autour de cet essai personnel qui interroge la relation qui lie un auteur et son traducteur.
Gageons qu’avec cet essai (eh oui, le voilà essayiste pour de bon [2]), il fera la une de quelques articles dans nos meilleures feuilles littéraires. Ce livre dont il me parlait depuis plusieurs mois, le voilà enfin. Rassurez-vous, ce n’est que le premier étage d’un feu d’artifice à venir ou d’un voyage à la lune comme en rêvait Federico Garcia Lorca. Il nous promet en effet la traduction du discours de son ami prix Nobel pour son entrée à l’Académie Française et si je ne m’abuse un tour du monde à l’Herne début 2023 (3). Je ne serais guère surpris s’il m’annonçait demain un autre voyage en attente d’éditeur mais cette fois sous son nom. J’en suis même à vrai dire certain.
Mais revenons à cet écrivain du monde dont il nous parle avec un enthousiasme communicatif, une profonde admiration et une amitié égale. Qui mieux que lui après avoir mâché toutes ses phrases de multiples fois, pris ce plaisir du goût des mots, de leurs couleurs et de leurs sonorités, avant de traduire combien, quarante de ses livres ? Qui donc peut mieux accomplir ce pas de deux avec lui ? De cette traduction, il en sera question dans l’ouvrage car il en joue et s’en amuse dans les premières et les dernières pages. Si je devais mentionner un de ses propos, ce serait ces quelques lignes lors de la représentation de La demoiselle de Tacna, donnée à Bordeaux. « L’auteur prit place à l’orchestre sur le devant et moi, sans mesurer encore la portée du symbole, je m’assis très exactement dans le fauteuil derrière lui, et comme il est d’une stature plus grande, sa tête me cachait la scène, mais mes oreilles entendaient bien ce texte, que les acteurs déroulaient dans leur voix. Et ce texte, ce texte était le mien, et la vieille femme édentée, presque centenaire, qui radotait sur scène, avait dans sa bouche les propres mots de ma mère, [.]…. Des mots qui traduisaient pareillement l’émotion du jeune Mario… [.] et moi, en cet instant, le cœur broyé, [.] faut-il l’avouer ? j’étais en larmes. »
Là n’est pas l’essentiel tout au long de ces dix-sept chapitres auxquels s’ajoutent jalons et références bio-bibliographiques. Le sujet est en effet une traversée de l’œuvre où l’ami Albert tisse et retisse les liens entre romans, voyages, rencontres et les lignes de force, les invariants qui parsèment les écrits, les causes qui lui tiennent à cœur. La ville et les chiens, La maison verte, Conversation à la « Cathédrale », Les chiots et jusqu’à hier avec ces Temps sauvages (4), rien ne lui échappe. Parmi les thèmes récurrents se posent désastres, échecs, rebellions, utopies, libertés ou encore érotisme et politique.
La littérature française prend une large place dans cet essai et je ne crois pas un seul instant que les commentaires d’Albert Bensoussan à ce sujet soient affaire de circonstance ou visent à faire taire les voix qui se sont exprimées contre son entrée parmi les Immortels. Trop de sincérité là-dedans, trop de liens avec son œuvre. Et puis, il s’agit de géants, Dumas, Hugo, Flaubert, Balzac et plus proches de nous, Camus, Malraux mais aussi Céline (un intouchable encore aujourd’hui dans notre chère République des Lettres). Nous croisons incidemment quelques figures du Boom, ce mouvement portant très haut une nouvelle littérature latino-américaine, Garcia Márquez, Cortázar, Fuentes, Borges, Cabrera Infante et Alejo Carpentier sous la plume de Vargas Llosa (mais point ou si peu à mon grand regret d’Alejo Carpentier, ce cubain métissé de russe et de breton, sous celle d’Albert).
Mario Vargas Llosa affirme n’appartenir qu’à une seule langue, l’espagnol, qu’à une seule cause, la littérature. Il prête à cette dernière une force dont je ne suis pas certain qu’elle existera encore demain, du moins sous la forme actuelle. Albert Bensoussan parle chez lui de roman total, celui qui engloutirait je suppose les vies qui ne seront jamais vécues et toutes les vies à venir, les mondes polyphoniques de continents entiers, les jeux de miroirs, le sublime et le médiocre, le drame et le guignol. Tout. Roman primordial, dit aussi Albert, pour La ville et les chiens. Vargas Llosa confie à son traducteur au sujet de La Guerre de la fin du monde qu’un roman c’est la liberté d’ouvrir toutes les portes et Albert Bensoussan ne s’en prive pas lui non plus. Vargas Llosa, citoyen du monde (puisqu’il se revendique ainsi), paraphant de sa signature au moins trois nationalités, se donne toutes les identités possibles et imaginables. Il parcourt avant d’écrire les pays et les villes de ses romans sans quitter son Pérou (5) des yeux. Maniaque, perfectionniste, en dit Albert. Ses ports d’attache comme résidences sur la terre ? Lima, Paris, Madrid, Londres, Washington et combien d’autres lieux encore avant Lima où il revient toujours.
Parler de Vargas Llosa, cet autre géant d’un autre continent, ne signifie pas bien entendu donner quitus à l’homme. Albert Bensoussan n’esquive pas le débat sur ses orientations et interventions politiques en y consacrant plusieurs chapitres. Certes dans ses discours, il est question de liberté, de démocratie, de droits de l’homme, etc. Certes, il dénonce les dictatures, les nationalismes, les fanatismes et autres intégrismes, il s’implique aussi à travers sa candidature à la présidence du Pérou ou son plaidoyer pour la paix en Palestine. Il n’en reste pas moins des contradictions, des incohérences et, osons le mot, de vrais égarements dans ses choix qu’il nous faudrait sans aucun doute discuter ailleurs plus en détail. L’intérêt porté aux anticonformistes de tout poil, aussi sympathiques soient-ils, ne leur donne pas raison pour autant.
C’est un Albert Bensoussan généreux, fidèle, heureux, gourmand de tout et des plaisirs de la vie surtout, que nous trouvons en filigrane ici. Celui qui nous plait tant lorsqu’il raconte et se raconte et qui n’hésite pas, comble de la malice, à reproduire dans son livre le portrait que fait Vargas Llosa de Salomon Toledano (6), un frère en traduction lui ressemblant comme deux gouttes d’eau.
Mario Vargas Llosa, écrivain du monde, Albert Bensoussan, éditions Gallimard, collection Arcades, 240 pages, 18 €. Parution : décembre 2022
Notes
[1] Gallimard, 234 pages, 18 €
[2] Albert Bensoussan est un écrivain aussi prolifique que le maître qu’il se donne ici. Il a ainsi publié romans, récits, essais, biographies aux éditions L’Harmattan, Maurice Nadeau, Apogée, Al Manar, etc. Au total, près de cinquante ouvrages. Il a aussi traduit le meilleur d’Amérique Latine, Cabrera Infante, Puig, Onetti, Donoso, etc. Citons son essai en lien avec le présent ouvrage, Ce que je sais de Vargas Llosa, sorti aux éditions François Bourin en 2011. C’est aussi un chroniqueur assidu qui sait faire aimer les livres des autres. Ces magnifiques chroniques se trouvent à La République des livres, En attendant Nadeau et bien entendu dans Unidivers.
[3] https://www.editionsdelherne.com/publication/le-tour-du-monde-en-80-textes-ou-presque/
[4] Co-traduction avec son ami Daniel Lefort, Gallimard 2021
[5] Le poisson dans l’eau, Gallimard Folio, 1997
[6] Tours et détours de la vilaine fille, Gallimard, Folio, 2008