Plus d’un an après sa sortie, le second album de Simon Lamouret, L’Alcazar, a reçu le Prix Révélation ADAGP/Quai des Bulles 2021. L’occasion de revenir avec lui sur ce magnifique ouvrage.
À défaut de changer un homme, un prix au deuxième festival BD de France, modifie momentanément la vie. Simon Lamouret, lauréat du Prix ADAGP/Révélation a pu le constater lors de cette quarantième édition de Quai des Bulles de Saint Malo. Sollicité pour une conférence, des dédicaces sur le stand Sarbacane, des interviews, il a gentiment répondu à nos questions portant notamment sur son album primé, L’Alcazar, dont Unidivers avait loué les qualités dès sa parution en septembre 2020.
Dans cette BD, l’auteur a raconté les existences laborieuses des ouvriers d’un chantier de construction d’un immeuble de Bangalore et fait de cette édification la métaphore de la société indienne. La voix est douce, les propos précis, le regard fatigué et le cheveu hirsute mais la disponibilité totale.
Unidivers : Pouvez vous nous expliquer la genèse de ce projet original ?
Simon Lamouret : J’étais en Inde, à Bangalore où j’ai enseigné pendant quatre ans. C’était ma dernière année sur place. C’était donc le moment ou jamais de récolter du matériel, de la matière première avant de rentrer en France. J’ai suivi pendant une année de manière quotidienne des ouvriers sur un chantier de construction d’un immeuble. J’étais accompagné par une amie indienne, qui assurait notamment la traduction et de formation d’ethnologie. Elle m’a aidé à approfondir certains aspects car il se parle de nombreuses langues sur un chantier. Au fur et à mesure que je gagnais la confiance des ouvriers j’avais accès à plein d’anecdotes nouvelles, des histoires personnelles touchantes. Ce n’est qu’une fois en France, muni de toute ma documentation, que j’ai réalisé l’album, mais le récit choral, en huis clos, cadré par la temporalité du chantier m’est très vite apparu comme une évidence.
U: Tous les personnages sont donc réels?
Simon Lamouret : Effectivement. Seuls quelques personnages secondaires ont été inventés pour regrouper des propos dispersés. Il y a deux registres dans l’album : ce que je voyais de mes propres yeux et par ailleurs ce que les ouvriers me racontaient d’autres chantiers. J’ai mixé le tout pour accorder une place à la dramaturgie et au romanesque.
U: Vous avez conservé leurs noms ? Leurs silhouettes ?
Simon Lamouret : Bien entendu. C’était important pour moi. Ils ne sont aucunement des archétypes. Des lecteurs ont pensé que c’était une fiction. C’est plutôt positif sur mon récit. Un réalisateur portugais, Pedro Costa, parle d’ailleurs de « quasi documentaire ». J’aime bien cette formule. C’est mieux que « docu fiction » qui rappelle plus un « faux documentaire ».
U: Contrairement à un documentaire on sent d’ailleurs de l’empathie pour ces ouvriers.
Simon Lamouret : L’affect, à la différence d’un positionnement d’ethnologue, était un élément indispensable pour un respect mutuel et surtout un partage de l’intime. Je voulais montrer les préoccupations personnelles de chacun, loin d’un rapport journalistique ou sociologique. J’assume un parti pris pour la cause de ces ouvriers qui ont une autre particularité : ils vivent pour beaucoup d’entre eux sur le chantier. Il y a donc les horaires de boulot et les heures de vie familiale sans changer de lieu. En discutant avec les lecteurs beaucoup m’ont précisé s’être attaché aux personnages ce qui est encore plus touchant. Je me suis glissé dans les mots de Emmanuel Guibert qui dit « je fais des biographies de gens pas connus ». Cela me convient parfaitement.
U : C’est aussi la narration d’un huis clos.
Simon Lamouret : C’était un vrai pari: raconter un huis clos évolutif à l’image du chantier qui évolue quotidiennement mais un huis clos quand même, sur un petit bout de terrain. Les personnages nouveaux arrivent au fur et à mesure que se montent les murs. A chaque étage s’ajoutent des strates sociales nouvelles. Ce chantier est pour moi un prisme intéressant pour parler de l’Inde et une forme d’allégorie: l’allégorie de chacun de mes personnages de s’élever socialement mais aussi l’allégorie d’un pays semblable à une Tour de Babel, diverse, complexe. La culture, la religion, la langue se rassemblent sur ce terrain comme se révèlent des tensions mais aussi de belles choses.
U: Les ouvriers ont ils vu l’album ?
Simon Lamouret : Ils ont vu des photos, des dessins, mais ils n’ont pas eu l’album entre les mains même si je suis resté en contact avec eux. La BD devrait sortir en Inde en anglais. Ce qui serait formidable c’est qu’elle sorte en langues régionales car ce sont eux mes juges ultimes et réels. Qu’ils se reconnaissent dans le récit aurait énormément de valeur à mes yeux d’autant que le fait que leurs vies puissent m’intéresser était hallucinant pour eux.
U: Cet album en fait était au départ un sacré challenge éditorial ?
Simon Lamouret : Oui, car ce n’était pas un ouvrage a priori sexy et tendance. Bien qu’il s’agisse d’une BD à caractère documentaire on visait quand même avec Sarbacane et Frédéric Lavabre un large public. Dès le départ l’intention était de produire un album romanesque et de fiction pour éviter un lectorat de niche. Le pari est remporté.
U: C’est un beau travail d’impression aussi.
Simon Lamouret : Cela a été décidé avec l’éditeur en amont. Il fallait une méthode d’impression particulière sur 200 pages en utilisant trois tons directs le bleu, le noir et le orange. Je suis persuadé que les lecteurs aiment acheter un bel objet, toilé avec une belle qualité de papier. Pour moi ce beau travail d’édition est avant tout une force.
U: Pourquoi la trichromie?
Simon Lamouret : La couleur en trichromie est plus un élément graphique qu’un élément purement descriptif. Elle est porteuse d’une charge émotionnelle qui va créer un rythme, des émotions. L’orange et le bleu, qui sont deux couleurs complémentaires, se neutralisent et forment des gris. Avec elles on a des extrêmes de saturation dans le froid bleu ou dans le chaud orange et toutes les variations entre ces deux extrêmes. Trois couleurs mais une grande richesse dans les variations et gradations.
U: Comment techniquement avez vous procédé ?
Simon Lamouret : J’ai fait d’abord un crayonné. Je l’ai encré avec une table lumineuse. Sur cet encrage, je mets une autre feuille transparente sur laquelle je pose des valeurs en noir et blanc. 0% pour blanc, 100% pour noir et à la fin je sais que lorsque je vais associer cela à un pantone (1), le 100% bleu va donner tel bleu. Même chose pour le orange et le noir. Au début, je faisais des mises en place sur l’ordi pour voir le résultat. À la fin il me suffisait par habitude de mettre le pourcentage, et je savais exactement la couleur qui allait ressortir. Je connaissais mes combinaisons par coeur. C’était proche d’un système mathématique.
U: Ce prix que représente-t-il pour vous ?
Simon Lamouret : D’abord cela remet en lumière l’album qui est sorti depuis plus d’un an. En refaire une actu c’est formidable compte tenu de la brève durée de vie d’un livre. Ensuite cela relance la machine. J’ai déjà signé un projet avec Sarbacane car il y a une volonté réciproque de travailler ensemble et une confiance mutuelle inestimable. Le cocon que leur équipe m’offre me permet probablement d’aller plus loin en tant qu’auteur. C’est une maison d’édition qui défend les albums qu’ils éditent, avec une bonne diffusion et une maison appréciée des libraires.
U: Ce projet sera une fiction ?
Simon Lamouret : Ce sera une fiction.
U: Vous assurerez le dessin et le scénario ?
Simon Lamouret : Oui (ferme); Pour moi c’est indissociable. Le rôle de l’image et le scénario vont de pair. L’addition d’un bon scénario et d’un bon dessin ne fait pas forcément une bonne BD. Ce qui marche souvent ce sont de véritables « couples » qui se connaissent très bien. Je vais donc tout faire seul !
Nous avons hâte de découvrir cette future BD. En attendant on peut se plonger avec délices sur le premier album de Simon Lamouret, Bangalore (2) qui vient d’être réédité chez Sarbacane. On y retrouve le dessin exceptionnel et la vie d’une ville indienne trépidante. Magnifique.
Propos recueillis au festival Quai des Bulles à Saint-Malo.
(1) Les teintes Pantone sont des couleurs normalisées et référencées dans un échantillonnage appelé nuancier ou « pantonier ». (2) Éditions Sarbacane. 112 p. quadri. Dos toilé. 28,00 €