Pendant l’été 1957, on est retourné voir Ritou à la Roche Jaune et nous avons parlé de cette maison à l’embouchure de la rivière où la légende voulait que la dame garde son mari enchaîné au pied de son lit parce qu’il avait une amoureuse dans le coin.
Dans un lieu austère où la terre et la mer s’interpénètrent, la propriété était bâtie sur une sorte de promontoire que la mer isolait au moment des marées.Acte de vente : Une maison d’habitation en pierres sous ardoises, élevée sur cave ayant une pièce et un vestibule au rez-de-chaussée et deux chambres mansardées au-dessus ; contre la longère ouest, appentis communicant avec la maison principale, outre cet appentis, construction en ruine avec jardin et terre à l’entour de la maison joignant de toute part le domaine maritime.
La construction de l’atelier se fait en 1959.
(Journal de A. Calder)
Voilà les informations désordonnées telles qu’on peut les lire au travers de la photocopie d’un texte concernant la maison d’Alexandre Calder, au Palud, hameau de Roche Jaune, rattaché à la commune de Plougueil, près de Tréguier dans les Côtes-d’Armor.
C’est la maison du Palud qui nous accueille. Elle impose l’attention. Construite au péril de la mer, en dépit de l’abri symbolique des estacades de schistes qui courent autour de la maison et des jardins en déshérence sur un monticule assez élevé pour émerger à toute marée de vive-eau. Le promontoire se transforme cependant en île à chaque grande marée, au point de rester hors d’atteinte, à marée haute, sauf à marcher jambes nues ou en cuissardes pour atteindre la maison ou la quitter. Elle jouxte la rivière du Jaudy, près de son embouchure, dans un superbe paysage amphibie où s’entremêlent la terre, l’eau, les varechs, les christes marines, les herbes hautes, les fourrés, quelques pins maritimes de haute venue, tordus et dissymétriques sous les vents d’Ouest, dans des terrains de sables, de tangues et de rochers de schistes durs qui abritent quelques coquillages et des huîtres sauvages collées aux rochers.
C’est sans doute ce côté insulaire qui a séduit les actuels propriétaires comme Calder l’avait été. Et la fascination est réelle. Je n’oublie pas ce reflet de lune qui dessinait, tard dans la nuit, ma silhouette en ombre chinoise sur le mur, en haut de l’escalier, alors que je scrutais la mer et la nuit. Cette ombre était doublée d’une autre, intermittente, due à la lumière verte de la balise, traçant le chenal navigable sur la ria, juste en face de la maison. Et les coups de tabac qui ont soufflé pendant ces quelques jours prenaient vite allure de tempête, au point de se croire en mer, même si nous nous sentions parfaitement à l’abri, d’autant que mouettes et cormorans ne sont jamais loin et que nous pouvions voir une colonie d’oies bernaches qui passent là l’hiver. Et le fait que, dans cette maison marine, c’est la marée qui rythme les heures, les jours, le temps.
Les propriétaires ont peut-être trouvé une raison supplémentaire d’acquérir le Palud dans le fait que la maison a appartenu à Alexandre Calder. Cet artiste américain qui a vécu plus de la moitié de sa vie en France, devenu célèbre par ses constructions de mobiles et de stabiles, a acheté le Palud en 1957. Il avait alors presque 60 ans.
Les lieux l’avaient, eux aussi, fasciné mais aussi, sans doute, cette étrange histoire, aux frontières du fantastique concernant les propriétaires d’avant l’achat de Calder. Le mari a, sans doute possible vécu de longs mois enchaîné par sa femme à son lit de fer. Elle affirmait avoir voulu le tenir éloigné d’une « amoureuse ». Le malheureux s’est pendu, ce qui a conduit sa femme à accepter la proposition de rachat que lui faisait Calder. Celui-ci est devenu maître des lieux en 1957.
Comme le précise l’acte de propriété, le Palud comprenait la maison 1900, de façade carrée, peinte en blanc, aux fenêtres et contrevents bleus, avec des ouvertures encadrées de granit. Elle était flanquée d’un appentis, puis du penty traditionnel qui dut servir de grange et d’étable après la construction de la maison 1900 et ne reprit fonction d’habitation qu’après 1957. C’est maintenant une sorte de salon dallé d’ardoises bleues doté d’une énorme cheminée et ouvert, par les soins de Calder, d’une grande fenêtre ouvrant sur l’embouchure du Jaudy, sur la mer, les vagues, les récifs, les vents, les intempéries, comme un mouvant tableau de « marine ».
C’est sûrement naïveté que de chercher, au Palud, les traces anecdotiques et fugitives de cet artiste. Cependant, Calder modifia profondément la maison, y amenant eau courante, évacuation des eaux usées, électricité, y construisant une cave, une salle de bain, une salle d’eau, et dans l’appentis entre la maison et le penty, une cuisine avec son four (la décoration des miroirs de la salle d’eau et du four, faites de la main de Calder, en témoignent). En 1959, il fit construire un long atelier vitré, repris à coup sûr, mais en plus modeste, de celui qu’il avait fait construire en ses maisons de Saché en Touraine. La dalle de béton brut porte encore les traces de dessins frustres au pochoir qui sont sûrement d’Alexandre Calder.
Quoi qu’il en soit, il dut épuiser assez vite les charmes de Roche jaune, du Palud et de ses habitants. Il est vrai que malgré son atelier et sa maison devenue grande (elle mesure quelque trente-cinq mètres de la verrière de l’atelier aux marches de l’entrée), Calder n’eut jamais, au Palud, les moyens de construire ses énormes stabiles de métal. Ils pouvaient atteindre cinq, huit voire vingt-quatre mètres de hauteur, autant d’empattement au sol et ils s’apparentent, version acier, tôle et angles vifs, aux sculptures monumentales, toutes en courbes, de bois et de pierre de Henri Moore. Nés la même année en 1898, ils se sont d’ailleurs fréquentés. Et c’est sans doute, a contrario, cette rareté des relations avec des artistes qui a rendu de plus en plus exceptionnelle la présence de Calder au Palud.
Mais on sent bien que c’est la proximité d’une nature sauvage, quasiment inviolée, qui a fait naître la fascination de Calder pour ces paysages mouvants, aux lignes fluides en perpétuelle déconstruction, en même temps que le caractère insulaire de la maison qui lui donnait probablement le sentiment fort d’être maître à bord.
L’histoire d’Alexandre Calder s’entremêle à la naissance de l’art américain contemporain mondial. Son histoire familiale l’y prédispose puisqu’il est fils et petit-fils de sculpteurs renommés et que sa mère était artiste peintre. Il se raconte qu’il servit de modèle, dans les années 1904, à un tableau qui figure dans un musée new-yorkais. En chacune des maisons habitées par ses parents, il disposait d’un atelier. Donc, un moment où la puissance montante du capitalisme américain n’attend que la Première Guerre mondiale pour supplanter les pays de l’Europe, rendus exsangues par le conflit. Les arts américains eux aussi prennent leurs marques pour relayer les arts européens. Et Alexandre Calder symbolise ce mouvement. D’autant mieux qu’il a suivi des études d’ingénieur pour se tourner ensuite vers la peinture et la sculpture en y mêlant la technicité acquise dans ses études. Sans, bien sûr, oublier la capacité ludique de Calder, qui a fonctionné bien après l’enfance. Le souligne le petit cirque qu’il a longuement créé et longuement utilisé comme jouet, ainsi qu’en témoignent ces archives filmiques de l’I.N.A. où l’on voit Calder s’amuser des figurines de son cirque…
Il est paradoxal de voir que ce natif de Philadelphie et de la jeune Amérique soit venu, en Bretagne, à la recherche d’une forme de vie en résonance à la mer. Sa maison maritime du Palud signait probablement la symbiose entre sa vie, ses œuvres et ses aspirations profondes. De manière prémonitoire, Jean-Paul Sartre présentait ainsi l’œuvre de Calder en 1946, lors d’une exposition de son œuvre à Paris :
« Un objet de Calder est pareil à la mer et envoûtant comme elle, toujours recommencé, toujours neuf ».
*
Le texte qui précède, écrit en 2007, sur la maison d’Alexandre Calder au Palud, est, bien entendu un nouvel essai d’illustration du concept de la maison chronotope. Ce concept que je teste, de manière assez récurrente dans certains des textes que j’écris. Pour Bakhtine, ce philosophe et critique littéraire soviétique qui énonce ce concept dans les années 1920, le chronotope est une clef de lecture qui lie les personnages et l’action des œuvres littéraires aux lieux symboliques et représentatifs de l’action, qu’elle soit théâtrale ou romancée. Ainsi la route est le chronotope des romans de chevalerie et, chez Balzac et chez Zola, le chronotope est le salon, lieu où se noue et se déroule l’action et où s’élucident les caractères des personnages.
On peut élargir le concept de chronotope à la maison toute entière comme lieu métaphorique entre la demeure et ses occupants. Car la maison peut être vue, au moins partiellement comme système d’appréhension et de représentation du monde par ceux qui l’habitent, comme clef de lecture du monde, point d’intersection entre individus, petits groupes, voisinage, quartiers, sociétés locales et cultures régionales. En même temps qu’elle est sédiment de l’histoire personnelle et familiale et projection des rêves les plus intimes et système de théâtralisation sociale. Et rien de ce que j’ai imaginé, dans un premier temps, sur Calder à partir de sa maison du Palud ne mérite véritable remise en cause. Sinon que, depuis, j’ai eu l’occasion de voir et de vivre, pour un temps très bref, dans l’une des maisons de Calder à Saché.
Il pourrait aller sans dire qu’entre la maison du Palud et les maisons de la Basse Chevrière, à Saché, l’environnement est radicalement différent. Rien de commun entre les côtes sauvages, amphibies et rugueuses du Trégor et les contours adoucis de la vallée de l’Indre, en Touraine, où se blottissent les deux maisons de Calder, à La Gouacherie dans le hameau de la Basse-Chevrière, là où Calder aura vécu de 1953 à 1966. Il se dit qu’il aura échangé trois mobiles contre sa première maison à Saché et il y aura installé deux ateliers, « la Gouacherie » et un autre consacré au travail du métal. C’est à la suite d’une visite amicale au sculpteur Jean Davidson qui vivait lui-même près de Saché qu’Alexandre Calder décide l’achat de ces deux maisons en 1953. D’ailleurs, le même Jean Davidson conseille aussi à Max Ernst de s’installer en Touraine où il vivra de 1955 à 1968. Celui-ci s’installera d’autant plus volontiers à Huismes qu’il est l’ami de Calder qui vient de s’installer à Saché. Et se constitue ainsi, sinon une communauté, au moins un voisinage artistique qui, certainement a compté dans la décision de Calder. Quant à Jean Davidson, il devient le gendre de Calder en épousant sa fille Sandra en 1955.
Concernant Calder, le concept de maison chronotope paraît alors de moins en moins opératoire au fil de la multiplication des maisons et des lieux de travail. Mais les nids sont-ils moins importants quand les oiseaux sont des migrateurs ? Encore ne sont examinés ici, avec attention, que les lieux de vie et de travail en France et en Europe. Car même si Calder apparaît comme l’un des plus francophiles des artistes américains, il n’en demeure pas moins qu’il n’a jamais rompu les ponts avec son pays d’origine et qu’il y avait d’autres assises. Sans tenter une biographie exhaustive, il faut cependant rappeler, en butinant dans l’œuvre de Jean Lipman : Calder’s universe, qu’Alexandre Calder est né à Launton, près de Philadelphie. Puis il a vécu en Arizona, puis à Pasadena, Californie jusqu’en 1910 (Calder avait 12 ans), puis les Calder viennent à Croton, Hudson, ensuite à Spuyten Duyvil dans l’Etat de New York. En 1913, ils retournent en Californie, d’abord à San Francisco puis à Berkeley avant un nouveau déménagement vers New York… En 1931, Calder épouse Louisa Cushing James à Concord, Massachussets. Non sans parler de leur maison familiale de Roxburry, Connecticut. Comme si les déménagements successifs de « Sandy » Calder avaient pour objet de nous faire connaître la géographie des U.S.A.
Il convient aussi de parler des maisons parisiennes et notamment de l’atelier studio de la rue de la Colonie à Paris. Car c’est là, sans doute, qu’il a commencé d’acquérir sa stature internationale et qu’il a multiplié les rencontres avec une pléiade d’artistes :
Dans l’histoire de sa vie, les noms de célébrité surviennent encore et encore. Examinons un échantillon de ces gens qui ont fait partie de sa vie. Pour beaucoup d’entre eux c’étaient des amis proches : ce qui inclut Piet Mondrian, Juan Miro, Henri Matisse, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, Alberto Giacometti, Jean-Paul Sartre, John Dos Passos, Arthur Miller, Henri Cartier Bresson, André Kertesz, Agnès Varda.
C’est là aussi, dit-il, qu’il a beaucoup aimé vivre parce qu’à Paris, c’est un compliment de se faire traiter de fou. Mais, pour reprendre l’analyse de Madame Jean Lipman (Calder’s Universe, New York: Viking Press, 1976) : La décision de Calder de vivre et de travailler dans cette ville – qui était alors le centre créatif de l’art mondial – a eu d’importantes conséquences sur son développement artistique. Quand il est arrivé là, à l’âge de 28 ans, c’était un illustrateur talentueux, un faiseur de jouets intelligents et rigolos. La stimulation de l’avant-garde parisienne l’a transformé en artiste de l’abstraction et à terme, en un artiste de stature internationale. Il est douteux qu’il puisse avoir atteint cet objectif dans les confins provinciaux de la vie artistique américaine de ce temps quand l’art moderne était vraiment considéré comme « crazy« par la majorité de ses concitoyens.
C’est au début des années trente que Calder devint membre du groupe Abstraction-Création, ce qui le mit en contact étroit avec des membres qui devinrent des compagnons : Arp, Mondrian, Gabo, Pevsner et autres pionniers et théoriciens du constructivisme. Miro était et est demeuré un ami personnel proche de Calder. L’influence de Miro est perceptible dans quelques-unes des gouaches de Calder. Beaucoup d’œuvres de Miro sont accrochées aux murs de Calder au milieu d’œuvres de Mondrian, Léger, Toulouse Lautrec, Tanguy, Ernst…
On sait, qu’après la période Abstraction-Création, Calder ne s’est plus jamais rattaché à un groupe ou à un mouvement artistique. Ce qui n’empêche qu’il était très proche de Marcel Duchamp et qu’il était resté lié aux personnalités artistiques de l’art contemporain. Il a participé à plusieurs expositions surréalistes et reconnaît avoir eu des affinités avec le mouvement Dada. Il a souvent fait référence à sa visite, en 1930, à Piet Mondrian, dans son atelier, ce qui l’a converti à l’art abstrait. Rencontre ressentie comme un point de départ : un choc qui démarrait les choses, à partir duquel Calder trouve ses propres solutions sur le chemin de l’art abstrait. C’est le moment où il affirme qu’il souhaite faire « des Mondrian qui bougent ». Point de départ qui le fait passer du naturalisme à la composition abstraite, dans une dialectique du mouvement et de l’immobilité. D’où les mobiles et les stabiles.
Mais revenons aux maisons de Saché. L’une, la plus spacieuse, dite maison de François Premier, ainsi appelée sans doute pour signifier d’abord qu’elle témoigne d’un passé vénérable. Elle se situe le long de l’Indre dont la route de la Basse Chevrière la sépare. Elle est construite sur un terrain exigu, gagné par creusement du tuffeau de la falaise du lit majeur du fleuve. Au point qu’un appentis est creusé dans la falaise. Terrain encore réduit par la construction d’un assez vaste atelier éclairé d’une verrière, assez semblable à celui qu’il construira, en 1959 au Palud. C’est là qu’il vivra et dans cet atelier qu’il concevra et réalisera les maquettes de ses œuvres, mobiles, stabiles, sculptures.
L’autre maison, à quelques mètres, est construite de l’autre côté, en contrebas de la route. Elle est plus proche de l’Indre, au point qu’en cas de crue, il arrive que les occupants se réveillent avec l’eau dans la maison. Cette deuxième maison servait à Calder d’atelier de dessin et de peinture. C’est là aussi que fut filmé pour la première fois le petit cirque de Calder. Le premier plan du film descend, en panoramique vertical, du faîte de la charpente pour focaliser sur le dos de Calder et filmer ensuite ses petits personnages. Et ce faîte de charpente est bien sûr identique à lui-même tel que nous avons pu le voir. La propriétaire des lieux est la fille de ceux qui furent les voisins directs et les amis de Calder, d’autant plus que le père de celle-ci était artiste verrier. À la demande d’Alexandre Calder, il a créé quelques vitraux qui ornent la maison François Premier. Elle garde mémoire vive de l’artiste pour l’avoir maintes fois observé œuvrant dans son atelier.
Et c’est là un site de frondaisons de peupliers, d’eaux, de rivières, de fleuve avec leurs ruissellements, leurs bruissements aquatiques renforcés par les digues pour donner force aux courants qui meuvent les roues des moulins. Mais aussi humidité des brouillards qui maintes fois peuvent enténébrer le site. Au point qu’Alexandre Calder a pu souffrir tout à la fois, du manque d’espace et du manque de lumière pour ses imposants travaux, en même temps que, l’âge venant, d’inconfort corporel lié à l’humidité.
C’est pourquoi il décide de monter sur les hauteurs de Saché pour y construire à partir de 1963, cette grande maison de Carroi, en bâtissant d’abord cet énorme atelier, tout en arches et en verrières d’une quarantaine de mètres de longueur, puis, en 1966, la maison d’habitation et la serre, à l’écart d’une centaine de mètres. Pour disposer pleinement de l’air et du vent et aussi pour jouir de cet imposant paysage sur la vallée de l’Indre. Comme si Carroi était né d’une déprise des maisons de fond de vallée et du relatif désaveu de sa maison bretonne. Comme si, symboliquement, Calder était passé de maisons aquatiques à une vaste maison terrienne, aérienne et paysagère. Car des hauts de Carroi, il embrasse les paysages de la vallée de l’Indre. Ceux-là mêmes que décrit Balzac dans son roman Le Lys dans la vallée. car chacun sait, sans doute, que de 1825 à 1848 Balzac avait gîte ouvert au château de Saché…
C’est aussi pour Alexandre Calder, le temps d’une renommée exponentielle, de commandes, venues de métropoles mondiales de plus en plus nombreuses et de plus en plus monumentales.
Est-ce d’ailleurs un hasard que la fondation Calder, qui depuis 1989 a fait de Carroi, une résidence d’artiste, ait retenu deux des premiers artistes en résidence sur des œuvres basées sur la fluidité de l’air et du vent ?
C’est là le moment où la reconnaissance mondiale et la production artistique se potentialisent. En 1964, un récapitulatif de son œuvre est organisé au Solomon R. Guggenheim Museum à New York, avant qu’il ne soit présenté au Musée national d’art moderne à Paris. L’artiste va imaginer et faire la maquette des œuvres sinon les plus significatives du moins les plus puissantes et les plus monumentales de sa production : Les 3 ailes (1963), Le Guichet (1965), Crossed Blades (1966), Man (1967), The three wings, Gotenburg 1967, La grande vitesse (1968), la Croix du Sud (1969), Indiana Redskin (1970), Grand Rapids, Michigan Bobine 1970, Crinkly avec disc rouge (1973), Stuttgart, Cheval Rouge (1974), Feuille d’arbre, Tel Aviv, Araignée Rouge (1975) et, beaucoup, beaucoup d’autres…
Cette accélération de la reconnaissance mondiale conduit l’artiste à de multiples voyages de par le monde et notamment aux U.S.A. et en Europe, mais aussi en Australie, au Japon, et bien sûr, à des visites éclair aux entreprises Biémont à Tours auxquelles il confie la construction et l’assemblage de mobiles et stabiles de plus en plus énormes. C’est avec « ces amis » qu’il va réaliser plus de 120 sculptures monumentales.
Cette production prolifique laisse entière et mystérieuse la question de la démarche créatrice. Démarche qu’Alexandre Calder explicite peu sinon par quelques rares remarques :
Ce qui fait la composition, c’est la disparité dans la forme, la couleur, la taille, le poids et le mouvement. Et si elle existe, il suffit de très peu d’éléments. Ce n’est pas la symétrie ou l’ordre qui fait une composition. C’est la rupture apparente de la régularité, qu’en fait l’artiste maîtrise, qui fait ou détruit une œuvre.
– Je me suis pour l’essentiel limité au noir et au blanc, les plus dissemblables des couleurs. Le rouge est la couleur qui leur est le plus radicalement opposée – et ensuite les autres couleurs primaires. Les couleurs secondaires et les teintes intermédiaires n’apportent que confusion et désordre à la netteté et à la clarté de l’œuvre. . (Calder’s Universe, New York: Viking Press, 1976, p.33.)
– De même que l’on peut composer des couleurs ou des formes, on peut aussi composer les mouvements.
– Je fais de petites maquettes de feuilles d’aluminium d’environ 50 centimètres de haut. À cela je peux ajouter un morceau ou faire une entaille. Dès que je suis satisfait du résultat, j’emmène la maquette à mes amis de Biémont… et ils agrandissent la maquette autant qu’il me sied. Quand l’agrandissement est fini, de façon provisoire, je reviens pour ajouter des nervures, des longerons, des goussets et toute autre chose que je n’avais pas, d’abord, envisagée. Après cela, eux travaillent à la consolidation en dehors de mon intervention. Et ça marche. . (Calder’s Universe, New York : Viking Press, 1976,, pp.3 05-306.)
Beaucoup a été dit sur les références créatrices d’Alexandre Calder. Résumons en rappelant que, pour l’essentiel, elles s’inspirent du tellurique, du démiurge, du fantastique, de la correspondance au cosmos et à l’univers, et, tout à la fois, de l’aérien et de l’enracinement. Le tout dans une approche et une mise en œuvre artisanale et manuelle.
Il importe de compléter en soulignant aussi la cordialité et la générosité qu’il n’a cessé de manifester tout au long de sa vie à ses voisins, devenus souvent des amis qui se sont vus offrir des dessins, des gouaches, de petites constructions métalliques et surtout une simplicité relationnelle mêlée d’humour et de joie de vivre, comme en témoignent les photos où le plus souvent, il offre un large sourire. En atteste, modestement, cette bouteille à vin, auprès de laquelle on peut lire : à l’ami, rangée sur un rebord de fenestron de la petite maison de la Gouacherie au bord de la route, comme un témoignage…
Et permanence et profondeur d’affection aussi à sa famille, à ses enfants et petits-enfants… Plutôt que décrire ces sentiments familiaux, il vaut mieux inciter à consulter les photos qui, mieux que tout, portent témoignage. C’est là sans doute que se perçoit le mieux sa cordialité lumineuse, sa vitalité, sa grâce et sa puissance (in Jean Lipman, Calder’s universe, New York.1976), qualités maintenues vives après sa mort par la famille qui protège la mémoire de Calder et de son œuvre en continuant de donner projets et vigilance à la fondation Calder. D’autant qu’il importe de veiller sur l’œuvre et le souvenir de Calder qui prend stature comme l’un des très grands mondiaux de la sculpture et de l’art contemporain au même titre que les Henri Moore, Brancusi, Giacometti…
Ainsi, concernant Alexandre Calder le chronotope de la maison s’apparente autant au nid, à la coquille qu’au road movie cinématographique, et à l’usage du monde – pour reprendre le titre de cet extraordinaire récit de voyage de Nicolas Bouvier – et devient ainsi un concept approprié à ce migrant planétaire qu’a été Calder sa vie durant. Et d’autant mieux si l’on songe à la « maison – espace » de René Char qui se situe bien dans la veine de conjugaison du nomadisme et du sédentaire :
« Tu rêveras que ta maison n’a plus de vitres,
Tu es impatient de t’unir au vent »In « le poème pulvérisé »
Ou encore :
« On n’habite que le lieu que l’on quitte »
In « le marteau sans maître »
Pierre Coulmin