40 ans après son décès, malgré un certain nombre d’admirateurs fidèles dans ce pays, l’écrivain et poète polonais Alexandre Wat reste méconnu en France. Ce fut pourtant la terre de son exil. Présentation d’un futuriste passé et à venir.
Né en 1900 à Varsovie, Alexandre Wat* fut très tôt un prosateur et un poète de génie des avant-gardes exaltés, enthousiastes et chaotiques. Il fut certainement convaincu d’être un futuriste dans cette période incroyablement énergique mais déjà, dans le premier manifeste qu’il signe avec Anatol Stern en 1920 un « signe d’égalité est posé entre « futurisme » et « primitivisme. » (Préface de Wlodzimierz Bolecki, p. 10).
Wat est dès l’orée, dès le départ, ailleurs. Un être de pure dissidence. Il refuse, mais sans le claironner, d’intégrer et de se désintégrer dans une forme que nous appellerions sans doute aujourd’hui, avec trop de facilité, pensée unique. Le futurisme, oui. L’exaltation d’une ère nouvelle qui existerait grâce à un art nouveau, oui. Mais si la tabula rasa est susceptible de nous couper de tout ce qui nous exaspère et nous empêche qu’adviendra-t-il ? Un monde plat, absolument et éternellement ennuyeux ? Un univers de rêves perpétuels ou « tous les vœux sont accomplis » et qui se révélerait être, comme dans la nouvelle Le Marchand de rêves, un cauchemar d’anéantissement ?
Le poète-héros de cette nouvelle rêve un jour d’une poésie parfaite, formellement parfaite. Ardemment, il souhaite retrouver les véritables mots. Mais le monde du rêve est liquide, souple. Toujours le poème lui échappe. Jusqu’à ce qu’il découvre que le père de sa bien-aimée est le maître des rêves. Par sa folle volonté de beauté absolue, le héros ouvre au maître des rêves, au marchand, la domination sur le monde. Et le monde s’endort. Ebloui. Enivré de beauté, le poète prendra conscience, trop tard, de la liquéfaction de toute source de beauté et de laideur : la différence…
Tout ce que finalement Wat connaîtra et reconnaîtra dans les geôles de la prison de la Loubienka, cette prison des services secrets soviétique conçue sur le principe de la destruction de l’intériorité : une destruction hygiénique par la dissolution de l’âme.
Alors que devient le grand déchirement de la conscience, la souffrance de la permanente interrogation du monde à travers les mots et les récits ? Chercher et inventer (comme on dit d’un découvreur de trésor qu’il est son inventeur), chercher et réinventer sans cesse son langage propre comme une arme ? Ou plutôt comme un abris, comme une défense contre les guerres voraces et les paix abêtissantes que ce monde nous impose ? Pas de dualisme chez Wat, mais des contrastes. Toujours, des contrastes fulgurants ! Les contradictions intérieures insolubles, plutôt les vivre jusqu’au bout que des les dissoudre dans un nihilisme satisfait et lénifiant :
Je n’ai pas supporté le nihilisme, disons l’athéisme. A considérer systématiquement, nouvelle après nouvelle, j’ai procédé dans ce recueil, dans Lucifer, à une confrontation d’idées fondamentales de l’humanité. (A. Wat, cité par W. Bolecki, p. 25)
La grande force de Lucifer au chômage est de nous donner à voir le parcours singulier et chaotique de cet écrivain d’une sincérité sans faille. Celui qui a traversé le tourbillon bouillonnant du XXe siècle en chevauchant, sans jamais relâcher sa garde, les chevaux furieux des idées, des mots, des langues et des idéologies. Futuriste Wat ? Oui, mais comme l’écrit fort justement dans son admirable préface W. Bolecki un futuriste régressif, un futuriste catastrophiste avant la lettre !
Que le futur advienne ! Il sera affreux et destructeur ou hypocritement paisible et bienfaisant. Que s’enflamme ce qui nous surplombe avec une trop arrogante suffisante. Que s’effrite les formes vaines d’une bouffonne beauté périmée qui ne se maintient que de notre complaisante subjugation. Nous garderons dans nos formes nouvelles affreusement déformées de quoi souffrir, nous réjouir et aimer. Ce fut-là le génie de Wat (admirateur de Baudelaire et de Poe autant que de Maïakovski et d’Appolinaire) et de quelques grands artistes de ces avant-gardes (en Pologne Witckiewicz et Jaworski tout particulièrement) que l’on à bien tort de considérer aujourd’hui comme les « ancêtres » de l’art contemporain. L’art contemporain est, pour une grande part, l’héritier de cette tabula rasa intégrale que Wat refusa, malgré son engagement existentiel tant dans les avant-gardes que dans le communisme.
En France, Wat est surtout connu et reconnu, pour le livre Mon Siècle, vaste ouvrage construit sur des cycles d’entretiens avec le poète polonais Czeslaw Milosz. Wat y raconte ce siècle qui fut sien et revient sur son expérience amèrement et charnellement vécue des totalitarismes. Et, dans un pays qui aime tant les antis de toute sorte, on aimerait sans doute le cantonner dans le rôle d’anti-communiste. Cela permet aux uns d’ajouter « primaire » et de ne pas regarder plus avant ; aux autres de faire l’impasse sur les critiques profondes et justifiées que les autres textes de Wat nous adressent avec, outre leur singulière beauté, l’impertinence de quelque 60 années d’avance.
Wat futuriste ? Oui, et mieux que tous les autres, il a vu, dans son intériorité charnelle et spirituelle, ce qui advient de l’homme et de ce monde lorsque cette intériorité parlante, chantante, criante est niée, faussée, réduite au silence de l’ennui qui aplani.
La nouvelle centrale éponyme de ce recueil d’hallucinants récits chamarrés rejoint dans une narration carnavalesque la terrifiante intuition du philosophe Nicolas Berdiaev : le bien imposé peut être pire que le mal. Ce mal (tragiquement) humain qu’on a longtemps reproché à Dieu de laisser proliférer, c’est ici Satan lui-même qui le propose aux hommes. Mais ils n’en veulent plus. Ils sont trop intelligents désormais. Ils sont devenus trop « malins » pour tous ces archaïsmes. Dans le domaine de la subversion, ils n’entendent plus avoir aucun maître d’un bord ni de l’autre. Lucifer désespère, inutile, rejeté. Lui le splendide, l’orgueilleux esprit de révolte et d’invention, il est au chômage.Mais Wat ne laisse rien en suspend. D’une seule phrase, pure et abyssal condensé de comique métaphysique il retourne la situation et nous abandonne au terme d’un récit aussi simple qu’audacieusement inventif sur une colossale réflexion projective.
Ce procédé du « grotesque moderniste » (cf. Préface, pp. 23 à 26), Wat va l’appliquer et s’en jouer jusqu’au bout dans les nouvelles intitulées Le Juif errant et Rois en exils ou encore Le Provocateur (narration schizophrénique qui par anticipation « rappelle » étrangement certains textes de Philip K. Dick). Par le mensonge et la manipulation littéraire, il redonne un sens au non-sens apparent de l’Histoire. Par des bonds chronologiques, il précipite l’avènement de retournements qui font voler en éclat l’absurde sérieux des grands conflits théologico-politiques. Il leurs assigne une conclusion loufoque qui désarme toute les certitudes affirmatives. Apocalypse tragico-bouffonne rendue nécessaire par l’écrasement étouffant du sens.
Porets gader, « crève-mur » de la prépondérance menaçante du monde des choses sur le monde de l’homme (A. Wat, De quelques choses et d’autres à propos du Poêle, p. 30).
Mais loin de nous plonger dans un nihilisme dépressif, l’écriture de Wat possède la force coagulante de l’espoir fou. Il l’offre en une nouveauté libre et créatrice. Ce présent vivant où naissent la poésie, lorsque l’espace est réel et le temps une fiction (cf. p. 256).
Alexandre Wat, Lucifer au chômage (précédé de Moi d’un côté et moi de l’autre côté de mon bichon poêle en fonte), L’Age d’Homme, Collection Classique Slave, Lausanne, janvier 2013, 19€ (trad. du polonais par Sarah Cillaire, Monika Prochniewicz et Erik Veaux)
(*) Directeur de la célèbre revue, Miesiecnik Literacki, il fut emprisonné pendant trois mois en 1931 pour ses prises de position pro-soviétiques. Il s’enfuit à Lvov en octobre 1939 à l’arrivée des troupes allemandes où il fut arrêté en janvier 1940 par le NKVD et enfermé à la Loubianka. Pendant ce temps sa femme Ola et son fils André étaient déportés dans des conditions abominables au sovkhoze d’Ivanovkha dans le Kazakhstan, comme elle le raconte dans son émouvant et sobre livre de souvenirs, L’ombre seconde(Editions de Fallois, L’Age d’Homme, 2000). Amnistié en novembre 1941, Alexandre Wat fut déporté avec sa famille à Alam-Alta où il fut de nouveau emprisonné en mars 1943, pour avoir organisé la résistance des Polonais à la campagne de passeportisation forcée des autorités soviétiques. De retour en Pologne en 1946, il est nommé rédacteur en chef des éditions d’Etat polonaises, mais ne cachant pas son anticommunisme, il quitte définitivement son pays en 1957. Après une attaque cérébrale, en 1953, il endura pendant les quatorze dernières années de sa vie les tourments atroces d’une maladie nerveuse incurable, qu’il comprenait comme l’expiation de son adhésion à une philosophie démoniaque: « Toute mon approche de l’idée communiste, toute ma familiarité avec cette idée, c’est en réalité l’histoire d’une liaison démoniaque, qui n’a porté ses fruits qu’aujourd’hui, sous la forme de ma maladie. Je ressens ma maladie comme une aventure démoniaque ». Incapable de supporter davantage une maladie dont plus aucun médicament ne pouvait soulager les douleurs, Alexandre Wat mit fin à ses jours, dans sa villa de Sceaux, en 1967. (source : http://michel-terestchenko.blogspot.fr/2011/12/hommage-alexandre-et-olga-wat.html)