Cabaret mystique est un recueil de contres à la fois plein d’humour et de sagesse. Alexandro Jodorowsky commente pensées, considérations et histoires spirituelles. Quelques extraits choisis du prologue.
Quand j’ai été las d’accoucher d’oeuvres qui n’étaient que des miroirs de mes ego, j’ai abandonné l’art pendant deux ans. En m’oubliant moi-même, toute la douleur du monde m’est tombée dessus. Pris par leur vie laborieuse, n’étant pas dans l’être mais dans le paraître, les citoyens, comme moi, avaient perdu la joie de vivre. Apaisés par les drogues, le café, le tabac, l’alcool, le sucre, l’excès de viande, sans illusions sur la politique, la religion, la science, l’économie, les guerres « patriotiques », la culture, la famille, tristes animaux sans finalité portant des masques de satisfaits, nous nous promenions dans les rues d’une planète dont nous savions que nous étions peu à peu en train de l’empoisonner. La maladie de notre société était profonde, un très vieux conte chinois m’a tiré de l’abîme :
Une grande montagne couvre de son ombre un petit village. Privés de soleil, les enfants sont rachitiques. Un beau jour, les habitants voient le plus ancien d’entre eux de diriger vers les abords du village, une cuillère en céramique dans les mains.
– Où vas-tu ? lui demandent-ils.
– Je vais à la montagne.
– Pour quoi faire ?
– Pour la déplacer.
– Avec quoi ?
– Avec cette cuillère.
– Tu es fou ! Tu ne pourras jamais !
– Je ne suis pas fou : je sais que je ne pourrai jamais, mais il faut bien que quelqu’un commence.
Le message de ce conte m’a poussé à l’action. Je me suis dit : « Je ne peux changer le monde, mais je peux toujours commencer à le changer. » Et sans tarder j’ai convaincu l’un de mes amis, champion de karaté, de me prêter son dojo (enceinte sacrée réservée à l’entraînement) une fois par semaine. J’ai commencé à donner des conférences gratuites, chaque mercredi. Par goût de l’humour, je les ai définies comme un service individuel de santé publique. Je me suis proposé de réaliser pendant une heure et demie une thérapie collective, appliquant le résultat de mes recherches théâtrales. L’acteur (moi, en l’occurrence) ne devait pas être un homme interprétant un personnage, mais une personne (changée en personnage par sa famille, sa société et sa culture) essayant de se trouver elle-même… J’ai supprimé les décors, le texte appris par coeur, les jeux de lumière, les déguisements, les accompagnements musicaux, et j’ai même limité la scène. Je ne me suis jamais accordé un espace de plus de deux mètres de large sur un mètre de long. Peu à peu s’est formé un public qui, héroïquement, se déchaussait et s’asseyait par terre pendant une heure et demie. Avant de commencer à parler, je leur demandais de se tenir par le petit doigt pour former une chaîne, puis de soupirer quatre fois en sentant se libérer les tensions de leur corps, l’urgence de leurs désirs, les vagues de leurs émotions et le choeur ininterrompu de leurs pensées. Enfin je leur demandais de tendre les bras en avant, les paumes des mains dirigées vers moi pour me bénir et me donner le pouvoir de leur communiquer quelque chose d’utile et de bienfaisant… Fidèle à ma décision, sans jamais abandonner, j’ai donné ces conférences, dans la salle comble du dojo, pendant plus de vingt ans.
Chaque conférence était le résumé de ce que j’avais appris dans mes lectures de la semaine, à quoi s’ajoutaient l’interprétation des symboles d’une carte du Tarot, la description de mes travaux intimes pour parvenir à moi-même (selon la devise : « Ce que tu donnes, tu te le donnes ; ce que tu ne donnes pas, tu te l’enlèves ») et enfin, pour conclure la fête,l’explication d’un texte sacré et son application utile à la vie quotidienne. Guidé par les trois principaux conseils de la Bhagavad-Gîta (« Pense à l’oeuvre et non au futur », « Identifie-toi au Moi essentiel, ton Dieu intérieur », « Réalise toujours ce qui doit être fait comme un sacrifice sacré, en te libérant de tout lien »), j’ai analysé des hexagrammes du I Ching, des poèmes du Tao te-king, quelques Upanishad, la Genèse et les Évangiles, des textes soufis, bouddhistes, alchimistes, des kôans, des haïkus, des fables, des contes de fées, des sémantiques non aristotéliciennes, des théories psychanalytiques, etc. Un jour, lisant des pensées du philosophe Ludwig Wittgenstein, j’en ai trouvé une qui m’a paru de la plus haute importance : « Le savoir et le rire se confondent. » J’ai alors décidé d’inclure des blagues dans mes conférences, que j’ai intitulées Cabaret mystique, comprenant l’interprétation de textes sacrés et d’histoires initiatiques.
Un symbole ne transmet pas un message précis, il agit comme un miroir qui reflète le niveau de conscience du chercheur. Dans le christianisme il n’y a pas qu’une seule croix, mais un nombre infini : pour les uns c’est un objet de torture, pour d’autres le croisement de l’espace et du temps, l’arbre de la vie, le signe plus, etc. Les textes sacrés peuvent produire de multiples commentaires ; les cabalistes le savent bien, qui tirent de la Bible des révélations capricieuses. Plusieurs générations de psychanalystes ont découvert des enseignements dansles rêves et dans les contes de fées. Alors je me suis dit qu’il n’y a pas, en soi, de textes sacrés ; le caractère sacré, c’est le lecteur qui le donne. La vérité n’est pas dans un livre, mais dans l’esprit de celui qui, s’appuyant sur le symbole, découvre dans les profondeurs de son être ce mystère essentiel qui est son vrai maître. S’il en est ainsi, pourquoi ne pas aller chercher la sagesse dans l’art littéraire le plus humble de tous : la blague ? Pourquoi ne pas traiter ces contes brefs comme s’ils étaient des textes initiatiques ? Ils sont anonymes, ils ont pour finalité de provoquer le rire bienfaisant, ils plongent leurs racines dans l’inconscient, recèlent un sens critique et une philosophie naturelle… J’ai commencé par celui-ci :
La locataire d’un grand immeuble va à la clinique rendre visite à la concierge de l’immeuble qui vient d’accoucher.
– Si vous permettez, dit la locataire étonnée, je vous poserai une question indiscrète : vous êtes célibataire, n’est-ce pas ?
– En effet, répond la concierge.
– Et qui est l’heureux papa de ce bébé ?
– Ça, je n’en ai pas la moindre idée, répond la concierge. Vous savez parfaitement que quand je lave les escaliers, je suis trop occupée pour me retourner à chaque fois !
J’ai comparé cette blague à une histoire du sage idiot Mollah Nasrudine, considérée par certains maîtres soufis comme initiatique :
Mollah Nasrudine, assis à l’ombre, regarde le chemin tandis que sa femme, assise à côté de lui mais le dos tourné, regarde dans l’autre direction. Bientôt, elle dit à son mari :
– Quelle beauté ! Il y a des tas d’oiseaux et les nuages sont merveilleux. C’est un paysage magnifique !
– Tu te trompes, comme d’habitude. C’est un paysage triste : de mon côté, il n’y a pas de nuages ni d’oiseaux ! Grogne Nasrudine.
L’homme ne fait pas le moindre effort pour regarder du côté de sa femme, il se borne à regarder son monde. De même, la concierge ne prête aucune attention à ce qui se passe dans son dos. Tous deux s’occupent exclusivement de leur point de vue limité, ce qui se passe autour d’eux ne les concerne pas. Pourtant, ils en subissent les conséquences.
Quelle est la dimension du monde d’une concierge qui nettoie les escaliers et se retrouve enceinte parce qu’elle ne se retourne pas ? Quelle est la dimension de notre monde ? Sommes-nous capables de voir la « réalité » à partir de différents points de vue ou nous enfermons-nous dans un seul en croyant que les autres n’existent pas ? Dans cette société où nous avons perdu le sens profond de la tradition religieuse et où Dieu représente un complément infantile qui nous est inculqué au cours de nos premières années de vie, pouvons-nous décrire cette divinité dont nous parlons ? Comment la voyons-nous ? Que représente-t-elle pour nous ? Lorsque je décris Dieu, je ne fais que décrire ma réalité. Si Dieu existe quelque part, il est ici. Si l’enfer existe, il est également ici. Tout ce qui ne se trouve pas ici ne se trouve nulle part. Tout ce qui est n’existe qu’en cet instant. Donc, si en cet instant tout est présent, je dois sentir ce qu’est l’instant pour moi, avec son temps, son espace et son possible créateur ! Si Dieu n’existe pas, je dois l’inventer. Et si j’en suis incapable, sur quel principe se fonde ma réalité ? Quelle est l’énergie qui la régit et quelles conséquences puis-je en tirer ?
On a envie de demander à la concierge de la blague : « Qui est le bébé que tu portes dans ton ventre ? D’une manière ou d’une autre, tu vas découvrir que tu es enceinte d’un produit dont tu ne perçois pas toute la réalité, que tu ne te retournes pas, que tu ne conçois pas ce que l’autre pense. Tu n’imagines presque rien, ni les millions de millions d’années du passé, ni les millions de millions d’années du futur, ni l’étendue infinie de la matière, ni la conscience sans limites que celle-ci enferme. Où te situes-tu ? Quelle est ta véritable réalité ? Et si tu appelais ton bébé Dieu intérieur ? »
Le premier pas que nous devons faire pour élargir notre regard au-delà de tous les horizons, c’est inventer le Dieu intérieur ; un Dieu qui est différent de cet autre, situé dans le ciel, impensable, inaccessible, décrit par Michel Onfray dans son Traité d’athéologie :
Mortels, finis, limités, douloureux de ces contraintes, les humains travaillés par la complétude inventent une puissance dotée très exactement des qualités opposées : avec leurs défauts retournés comme les doigts d’une paire de gants, ils fabriquent les qualités devant lesquelles ils s’agenouillent puis se prosternent. Je suis mortel ? Dieu est immortel ; je suis fini ? Dieu est infini ; je suis limité ? Dieu est illimité ; je ne sais pas tout ? Dieu est omniscient ; je ne peux pas tout ? Dieu est omnipotent ; je ne suis pas doué du talent d’ubiquité ? Dieu est omniprésent ; je suis créé ? Dieu est incréé ; je suis faible ? Dieu incarne la Toute-Puissance ; je suis sur terre ? Dieu est au ciel ; je suis imparfait ? Dieu est parfait ; je ne suis rien ? Dieu est tout, etc.
Imaginons maintenant que Dieu se trouve non dans un paradis enfantin, mais dans le centre (ou dans le fond) de notre inconscient. De quelle manière ? Comme créateur et destructeur de chacune de nos cellules. Transformateur de nos expériences intérieures en conscience sublime. Possesseur de la clé de chacune de nos ignorances, de ce qu’on nous présente comme secret salvateur. Baume parfait pour notre coeur endolori. Remède suprême pour chaque maladie. Ce qui nous apprend à aimer tous les êtres, sans distinction…
Cet être intime doit nous servir de modèle. Puisque jour après jour nous inventons notre réalité, nous pouvons donc inventer notre divinité :
Je suis immortel, simplement parce que la mort n’est qu’un concept. Rien ne disparaît, tout change. Si j’accepte mes incessantes transformations, j’entre dans l’éternité. Je suis infini parce que mon corps, figure de proue de l’univers, ne finit pas avec ma peau : il s’étend sans limites. Je sais tout parce que non seulement je suis mon intellect, mais aussi mon inconscient,formé par l’énergie obscure qui soutient les mondes, je ne suis pas seulement les dix cellules cérébrales que j’emploie quotidiennement, mais aussi les millions de neurones qui constituent mon cerveau. Je suis omnipotent lorsque je cesse de m’enfermer en tant qu’individu et m’identifie à l’humanité tout entière. Je suis omniprésent parce que, avec tous les autres êtres, je fais partie de l’unité : ce qui arrive, même si c’est dans l’endroit le plus lointain, m’arrive à moi. Je suis incréé parce qu’avant d’être un organisme j’ai été matière ignée, antimatière, énergie, vacuité. Ma chair est formée de résidus d’étoiles qui ont des millions d’années. Je suis dans le ciel parce que ma terre est un navire qui parcourt un univers qui à son tour parcourt une infinité d’autres dimensions. Je suis parfait parce que j’ai dompté mes ego en faisant qu’ils s’unissent à la perfection du cosmos. Je suis tout parce que je suis en même temps moi et les autres.
Cette première tentative de chercher la sagesse des blagues a été bien reçue, ce qui m’a encouragé à continuer. J’ai passé mon temps à explorer les livres d’humour que je trouvais dans les aéroports, des revues enfantines, les apparitions d’humoristes à la télévision, n’importe quelle réunion d’affaires ou avec des amis. Il me suffisait de demander à mon interlocuteur : « Connais-tu une blague ? » pour le voir, au milieu des rires, raconter d’humbles et géniaux petits contes dans lesquels, plus d’une fois, passait l’astre brillant du sacré.
On raconte à un chercheur de vérité qu’existent des fleurs qui brillent autant que le soleil. Il se met à les chercher, en vain. Elles deviennent une véritable obsession. Pendant des années il parcourt la planète à la recherche de ces fleurs lumineuses sans en trouver aucune. Déçu, convaincu qu’elles n’existent pas, il s’assoit au bord d’un chemin, ayant décidé de jeûner jusqu’à mourir de faim. Au bout de quelques jours vient à passer un vieux paysan portant un énorme bouquet de fleurs qui brillent autant que le soleil. Stupéfait, il lui demande :
– Dites-moi, mon brave, comment avez-vous pu trouver autant de ces fleurs alors que moi, qui ai parcouru le monde entier, je n’en ai jamais vu ?
– Très simple, répond le vieillard. Le matin, dès que je meréveille, je regarde fixement le soleil. Ensuite, je vois ces fleurs partout.
Si nous concevons le Dieu intérieur, tout ce qui tombe dans nos mains, tout ce que nous entendons, voyons, expérimentons peut se transformer en symbole et objet de sagesse. Ce qui est méprisé n’est pas forcément méprisable.
Dans un monastère, un ancien prieur, véritable saint, ne parvient pas cacher sa tristesse.
– Pourquoi êtes-vous triste, mon père ? lui demande un jeune moine.
– Parce que je commence à douter de l’intelligence de mesfrères concernant les grandes réalités de Dieu. C’est la troisième fois que je leur montre un morceau de lin sur lequel j’ai dessiné un petit point rouge, en leur demandant de me dire ce qu’ils voient. Ils m’ont tous répondu : « Un petit point rouge », mais jamais : « Un morceau de lin ».