En salle le 12 juillet 2023, le film Les Algues Vertes de Pierre Jolivet, adapté de la BD d’Inès Léraud, met en lumière les rouages d’un système agricole bien rodé. Mais pas nécessairement pour le bien de tous. Entre pollution des plages bretonnes et scandales sanitaires à répétition, l’acuité du problème est chaque année soulignée par les citoyens, les associations et certains élus. Malgré les nombreuses voix qui s’élèvent depuis des années contre l’agro-business breton, son système de production immodéré et son lobby agroalimentaire, directement responsable du phénomène des marées vertes, l’omerta reste de mise là où les intérêts égoïstes sont rois.
Un linceul vert odorant recouvre encore cet été plusieurs plages de Bretagne. À Hillion (Côtes-d’Armor), le seuil d’alerte a déjà été dépassé début juin. Dans le Pays de Lorient (Morbihan), les algues vertes se multiplient de manière inédite. Des plages ferment malgré les ramassages et les arrêtés municipaux se succèdent. La toxicité de ces algues est avérée depuis plusieurs années. En se décomposant, elles émettent d’importantes quantités d’hydrogène sulfuré (H2S), un gaz toxique à l’odeur nauséabonde. Au moins trois hommes et une quarantaine d’animaux sont décédés depuis 1989 à la suite d’une exposition à ces émanations. Pour autant, le silence des pouvoirs publics et la lenteur des procédures juridiques détonnent au regard de ce sinistre bilan.
Depuis les lois de modernisation agricole mises en place dans les années 1960, la Bretagne est devenue la première région agroalimentaire française. Une agriculture intensive, spécialisée notamment dans l’élevage hors-sol de poulets et de porcs, et fortement liée aux industries agroalimentaires. Le développement rapide et l’expansion croissante des exploitations sont corrélés à l’apparition des algues vertes sur les plages bretonnes – la ulva armoricana (ou ulves). Celles-ci sont les héroïnes éponymes de la BD Algues Vertes, l’histoire interdite (Delcourt, 2019) de la journaliste Inès Léraud.
Les quantités excessives de lisier et d’engrais azotés utilisées par ce type d’exploitation entraînent d’importantes pollutions des eaux aux nitrates. En bout de chaîne, les algues vertes prolifèrent et les échouages sur les côtes bretonnes se sont multipliés et intensifiés depuis une vingtaine d’années. En particulier dans la baie de Saint-Brieuc aujourd’hui épicentre des marées vertes.
Longtemps, les instances agricoles ont nié ce problème environnemental. Pourtant, les algues vertes ne sont qu’une des multiples externalités négatives du système de production industrielle qui s’est développé en Bretagne et dans d’autres régions françaises depuis la « Révolution verte » d’après-guerre. On pense notamment aux répercussions à long terme de certains pesticides tels que le glyphosate ou encore les néonicotinoïdes. Les ulves sont symptomatiques des déséquilibres provoqués par le sytème hors-sol : la Bretagne produit aujourd’hui 58% des porcs charcutiers français sur 6% de la surface agricole utile nationale. Les chiffres sont vertigineux puisqu’on compte au moins deux fois plus de cochons que de Bretons (7,3 contre 3,2 millions en 2015). Dès lors, ces dérives environnementales, économiques et sociales mettent en lumière les limites d’un système en crise depuis plus de deux décennies.
Loin de tout manichéisme, le film de Pierre Jolivet montre que les agriculteurs sont avant tout otages de ce modèle régi par des coopératives qui ont progressivement accepté le modèle d’une surproduction et d’une optimisation des coûts à outrance. En sondant l’atmosphère tendue qui règne dans les communes concernées par le fléau des marées vertes, Inès Léraud délie les langues et ausculte ces campagnes bretonnes dans l’impasse.
À l’heure des changements globaux et des impératifs de souveraineté alimentaire, quel état des lieux peut-on faire de l’agriculture en Bretagne ?
La question des emplois agricoles est au cœur de l’argumentaire développé par les partisans de l’agriculture productiviste. Aujourd’hui, le complexe agro-industriel breton représente près de 300 000 emplois. D’où l’emprise tentaculaire de ces acteurs dans la région. En réponse à tous ceux qui dénoncent ce système qui s’essouffle, ses défenseurs mettent en avant le nombre d’emplois créés depuis la modernisation de l’agriculture et l’agrandissement des exploitations et du cheptel.
Pour Arnaud Clugery, directeur opérationnel et porte-parole de l’association Eau et Rivières de Bretagne, de tels propos révèlent l’hypocrisie des tenants du modèle existant. « On a transféré des emplois de la production vers la transformation. Ce faisant, on en a créé dans les filières de la distribution, de la transformation et dans les abattoirs par exemple. Ils sont souvent qualifiés de postes “à la chaîne“. On explique que ce miracle a permis de créer de nombreux emplois industriels. Ce n’est pas faux, mais il ne faut pas oublier que c’est justement parce qu’on en a détruit à la production que l’on est en mesure d’afficher des chiffres de création d’emplois à la transformation en aval. » Le nombre d’emplois agricoles n’a en effet cessé de régresser depuis une quarantaine d’années.
Si cette tendance est généralisée dans l’ensemble de l’Hexagone, les chiffres sont éloquents en Bretagne. En 1970, la région comptait 151 000 exploitations. Vingt ans plus tard en 2021, on en recense 26 300. « Finalement, on a déplacé et supprimé des emplois à la production en faisant drastiquement diminuer le nombre d’élevages pour en installer des industriels… Aujourd’hui, qui souhaite occuper ces postes ? Le secteur n’attire plus et ce phénomène se poursuit et s’accélère », ajoute Arnaud Clugery. « Avec l’agrandissement de l’élevage, ce sont des économies d’échelle à la production qui sont réalisées et qui permettent d’industrialiser tout en diminuant le nombre de paysans. » Paradoxalement, des études montrent que l’agriculture biologique, une fois ramenée à l’hectare, produit plus d’emplois que l’agriculture industrielle puisqu’il faut davantage de travailleurs pour créer de la valeur sur une telle surface.
Mais l’échafaudage agro-industriel continue de tenir bon avec, en contrepartie, une casse sociale considérable. En effet, l’évolution du taux moyen d’endettement des fermes bretonnes est en constante augmentation depuis 1980. Ainsi, en 2020, il s’élevait à 42,9 % à l’échelle nationale contre 57 % en Bretagne, faisant des paysans bretons les plus endettés de l’Hexagone. La profession, fortement exposée au risque de suicide (un des taux les plus élevés de toute la France), souffre de cette surenchère financière et de l’emprise des grandes coopératives (Cooperl, Eureden, etc.) qui continuent d’enfermer les agriculteurs dans un schéma productiviste. Comme celles-ci régissent le cycle de production, contrôlent les achats et les ventes, et entretiennent une dépendance envers les marchés étrangers, les agriculteurs sont pieds et poings liés. Entre 2010 et 2020, le nombre d’exploitants accompagnés par Solidarité Paysans, une association qui soutient les paysans en difficulté, a bondi de 20 %. La terre, la mer et les agriculteurs, sont autant d’animaux malades de cette peste productiviste irraisonnée.
Des solutions aux effets contrastés
Si les conséquences directes de ce modèle continuent d’être visibles sur les côtes bretonnes, certaines mesures sont prises afin de répondre aux problèmes sanitaires et environnementaux engendrés. Des politiques publiques de lutte contre les pollutions d’origine azotée naissent dès les années 1990 alors que le lien entre agriculture, nitrates et algues vertes est déjà scientifiquement établi. « Au début des années 90, la courbe des nitrates progresse depuis 25 ans en Bretagne, affichant une hausse d’environ 1 mg/an. Dans de nombreux endroits, on ne peut plus produire d’eau potable. C’est le premier problème identifié et, dès le début des années 90, des programmes d’action sont mis en place », développe Arnaud Clugery. « Lorsqu’on lutte contre les nitrates avec comme objectif de potabiliser l’eau, les effets vont également permettre de lutter contre les algues vertes. » Une « directive nitrates » est alors lancée à l’échelle européenne et se traduit par la mise en place de Plans d’Action Régionaux (PAR) en Bretagne, dont les quatre départements sont d’emblée classés comme « vulnérables ». « L’agriculture bretonne va se retrouver petit à petit encadrée par une réglementation qui produira des effets. À partir de là, la courbe de pollution aux nitrates dans les cours d’eau, qui avait atteint 50mg, va se mettre à redescendre jusqu’en 2015 où on arrive à 30mg. Mais aujourd’hui, on observe un effet plateau et on ne parvient pas à poursuivre cette décroissance. »
Si la quantité de nitrates dans les eaux bretonnes a diminué de près de vingt points en 25 ans, une telle réduction n’a pas eu l’effet escompté sur les marées vertes. Un rapport de la Cour des comptes, paru en 2021, épingle la faiblesse des résultats. Certes, des efforts ont été effectués par certains agriculteurs afin d’adapter progressivement leurs exploitations et de mieux contrôler les rejets d’azote. Mais les concentrations de nitrates demeurent toutefois bien supérieures au seuil de 10 mg/L, lequel permettrait une potentielle réduction du phénomène. « Tant que l’on sera à 28 ou 30 mg, on continuera à fournir de la nourriture aux algues et les marées vertes persisteront ».
En outre, un nouveau phénomène se développe en Bretagne depuis quelques années, en particulier sur le littoral morbihannais : l’échouage sur vasières. Il n’est pas pris en compte dans les différents plans de lutte contre les algues vertes qui concernent en premier lieu les huit baies du Finistère et des Côtes-d’Armor. Les vasières semblent ainsi n’être qu’un problème écologique de seconde zone comparées aux plages, moteur du tourisme régional et vitrine des côtes bretonnes. À ce stade, plusieurs associations condamnent la stratégie actuelle : elle consiste à essayer de réduire les fuites de nitrates au champ tandis que ce sont les apports (engrais minéraux, fumiers, lisiers issus de l’élevage) qu’il conviendrait de minimiser. Résultat : ce choix qui refuse de remettre en question le modèle existant ne fait que souligner plus avant les limites et les insuffisances des plans instaurés.
Des choix politiques en matière agricole et un modèle qui s’essouffle
Là encore, il est essentiellement question de la répartition des financements. En effet, les aides allouées aux agriculteurs afin qu’ils s’engagent sur la voie de modèles alternatifs et vertueux ne sont pas aussi attractives que celles leur permettant de rester dans le système conventionnel. À titre d’exemple, la Politique Agricole Commune (PAC), qui représente 40 % du budget de l’Union Européenne, verse chaque année 450 millions d’euros pour aider les agriculteurs bretons à survivre grâce au modèle existant. En comparaison, 120 millions d’euros ont été déployés en dix ans dans le cadre des plans de lutte contre les algues vertes, budget qui inclut la modification du système dans les baies concernées. Les rouages du changement restent donc grippés par cette répartition déséquilibrée des aides et seule une régionalisation de la PAC semble, pour certains comme Eaux et rivières de Bretagne, en mesure d’inverser la tendance. Pour le porte-parole de l’association, il faut tabler sur une véritable refonte du système de distribution des aides : « Nous réclamons que l’on donne la possibilité à la région Bretagne d’administrer cette enveloppe de 450 millions d’euros par an pour qu’elle fasse ses propres choix afin de rétablir une certaine justice dans l’attribution de l’argent public. La demande a été refusée au niveau national par le gouvernement, mais nous continuons de penser que l’arrêt des subventions destinées à maintenir une agriculture polluante est un des leviers importants ». Une solution diversement appréciée par les acteurs associatifs car certains soulignent l’ancienne et trop grande proximité d’une partie des élus et de l’administration du Conseil régional de Bretagne avec le lobby agroalimentaire. Un élu régional résume la contradiction ainsi : « On a tous cru dans la décentralisation. Avec son effet favorable à une meilleure expression démocratique de la diversité locale. Jusqu’à comprendre que l’effet était tout autre en Bretagne : renforcer les baronnies existantes et créer de nouvelles vassalités. Résultat : c’est toujours aussi difficile de faire entendre un autre son de cloche, car les propositions alternatives sont autant que possible invisibilisées par les pouvoirs publics et certaines collectivités. »
Enfin, la réparation des dommages causés à la santé et à l’environnement par le système conventionnel est souvent externalisée. C’est le cas du ramassage des algues vertes sur les plages. Ici, comme souvent, ce n’est pas le système agro-industriel qui met la main au porte-monnaie mais les contribuables. Certaines voix demandent alors qu’un impôt environnemental soit créé afin de taxer les pollueurs.
Et pourtant, des solutions existent !
Des solutions alternatives ou complémentaires existent. Les initiatives citoyennes qui visent à favoriser une agriculture plus respectueuse de l’humain et de l’environnement fleurissent depuis plusieurs années. L’agriculture agro-écologique ou biologique, la conduite d’élevages en système herbager, la sylviculture… autant de modèles à réfléchir susceptibles d’être développés si la Bretagne acceptait de réduire ses volumes d’exportations (l’exportation agroalimentaire bretonne rapporte plus à la France que la vente d’armes). Et si les systèmes innovants et autonomes (hors coopératives) étaient aussi bien soutenus que les conventionnels.
Certaines associations d’agriculteurs comme le CEDAPA (Centre d’Etudes pour un Développement Agricole Plus Autonome) vont plus loin. Elles s’inscrivent à rebours du système des coopératives tel qu’il existe aujourd’hui. Elles revendiquent l’autonomie des paysans tant dans la prise de décision que dans le fonctionnement des fermes. Les agriculteurs ont démontré à plusieurs reprises, chiffres à l’appui, la viabilité économique d’alternatives respectueuses de l’environnement en proposant un modèle d’agriculture durable. Cette orientation plus radicale rappelle combien les agriculteurs doivent être des maillons de la transition alimentaire et écologique.
Alternatif, complémentaire ou changement profond, chacun se fera son idée. Reste que le problème des algues vertes démontre que l’actuel modèle de production agro-alimentaire breton est périmé. « Les algues vertes sont un signal d’alarme qu’il faut entendre », tape du poing Pierre Jolivet, réalisateur du film. Les plages couvertes d’algues vertes témoignent d’un système en bout de course et que chaque région engendre sur son propre territoire les traces, voire les stigmates, de ses choix en matière de production.
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