Peut-on échapper à sa classe sociale ? Dans son magnifique roman Les Bourgeois Alice Ferney raconte à travers plus d’un siècle les erreurs et les bonheurs d’une famille bourgeoise catholique. Avec empathie et critique, mais sans manichéisme. Un grand livre.
« Le bras pour le pays, le cœur pour la famille, l’âme pour Dieu » : une trilogie comme principes de vie. Proche du triptyque « Travail, famille, Patrie » du Maréchal Pétain, cette formule est le socle de l’histoire des Bourgeois, avec un B majuscule pour le patronyme, un b minuscule pour leur classe sociale.
Cette famille on la suit de 1869 à 2016 à travers trois générations, mais plus particulièrement, un couple, dix enfants et 40 petits enfants. Nombreux, très nombreux, selon les principes de l’Église, qui est le socle de tout : « La religion était une force immense pour les tenir loin des révolutions et des révoltes ». Ils s’appellent Jérôme, Louise, Nicolas, Henri, Clotilde et tant d’autres. Peu importe d’ailleurs, car il ne s’agit pas ici de décrire une saga familiale comme celle des « Thibault » de Roger Martin du Gard, mais plutôt de comprendre le fonctionnement, la pensée, la transmission de cette pensée d’une classe sociale à travers des événements marquants et notamment à l’aune des guerres et des réformes sociétales. Dans une balade chronologique documentée, on se promène à côté de la plupart des membres de cette famille qui ont un seul et unique point commun ; celui de leur origine sociale qu’ils vont perpétuer, plus ou moins aveugle aux changements du monde qui les entoure.
La manière de faire rappelle celle d’Annie Ernaux qui, dans « Les Années », racontait de manière autobiographique sa vie et en filigrane celle d’une classe sociale pauvre et peu cultivée, mêlant événements personnels et l’Histoire. Pour sa part Alice Ferney, à travers des personnages de fiction, décrit aussi et surtout « un air du temps », une époque. Cherchant à dresser un constat, elle pose de nombreuses questions, ces questions que les Bourgeois ne se posent pas, figés qu’ils sont par l’engoncement et le corsetage d’une classe sociale immobile dans ses principes et étanche aux autres. Ces points d’interrogation nombreux sont hors du champ de la vie des Bourgeois et leur ignorance va conduire à choisir le Maréchal Pétain, à ne pas comprendre la loi Neuwirth, à passer à côté des choix décisifs du XXe siècle.
C’est ainsi que chez eux, depuis toujours les rôles sont dévolus définitivement à chacun. Le rôle du père est de travailler, diriger la famille. Le rôle des femmes est dédié à « une maison, des enfants, un mari », « croyant choisir un mari, elle avait en réalité opté pour une façon de vivre. Sa fantaisie et ses ambitions s’apprêtaient à mourir dans les embuscades de la maturité ».
Parfois certains renâclent, Nicolas s’engage à gauche, Jérôme est prêt à donner de l’argent pour le FLN, mais on rentre vite dans le rang. Pour comprendre à défaut d’excuser Alice Ferney nous invite sans cesse à nous départir de la connaissance du « futur du passé ». Comment réfléchir aux choix politiques quand on connaît des décennies plus tard les bonnes réponses. Pétain ou la Résistance ? Apporter la civilisation en Algérie ou rendre leur terre aux Algériens ? Empêcher l’expansion du communisme dans le cadre de la guerre froide ou laisser les Vietnamiens décider seuls de leur sort ? Facile pour nous aujourd’hui de faire les bons choix. L’auteure préfère, en resituant sans cesse les événements dans leur contexte historique et les connaissances de l’époque, étudier les mécanismes de blocage, ceux qui empêchent de réfléchir et préfèrent la sécurité de principes transmis, à la crainte de réflexions qui pourraient remettre en cause un socle que l’on croit naturel : « on n’efface jamais complètement la loi du père et l’exemple de la mère ». Au fil d’une chronologie parfaitement maîtrisée, on se met ainsi à comprendre la logique de cette classe sociale dont Alice Ferney ne fait pas une caricature à la manière des Montalant de Jacques Brel. Puisque les Bourgeois n’ont pas lu Bourdieu, l’écrivaine complète les constats du sociologue en démontrant avec doigté et une certaine tendresse les mécanismes psychologiques qui président à l’immobilisme. Son style, classique et léger, colle à la perfection avec les personnages qu’elle dépeint, personnages qui tirent de leur origine une force, « Être dix, c’était avancer dans la vie comme une étrave avec derrière soi le tonnage d’une énorme famille », mais parfois aussi un aveuglement.
Jacques Brel chantait que chez « Ces gens-là, on ne pense pas Monsieur, on ne pense pas on prie ». Alice Ferney reprend cette formule, mais sans jugement, sans acrimonie. Un constat d’une époque, d’une classe sociale figée. D’un mode de vie plus que centenaire qui a explosé en quelques années. Pour le meilleur, souvent, pour le pire parfois. C’est selon.