Allumeuse de Christine van Geen, genèse d’un mythe et essai philosophique grand public

Marilyn Monroe Yves Montant
Marilyn Monroe et Yves Montant dans Le Milliardaire (1960)

Christine van Geen, journaliste, enseignante, docteure et agrégée de philosophie fait paraître un premier essai d’inspiration philosophique aux éditions Seuil le 10 mai 2024. Allumeuse, genèse d’un mythe déconstruit une notion forgée par le regard masculin dominant afin de justifier des violences sexistes et sexuelles, un argument du mythe de l’allumeuse qui a nourri les consciences individuelles et l’imaginaire collectif occidental au fil des siècles. Ce raisonnement semble traverser tous les champs sociaux, des cours d’école aux tribunaux. Retour avec Christine van Geen sur une notion intériorisée par toutes et tous. Entretien.

Unidivers – Pourquoi avoir choisi de traiter la notion d’« allumeuse » dans votre essai ?

Christine van Geen – C’est souvent la question qu’on me pose en premier et je n’ai pas de réponse facile ou immédiate. Je suis intéressée depuis longtemps par des figures mythologiques comme Cassandre et Salomé mais aussi par Marilyn [Monroe]. J’avais déjà beaucoup lu et écrit sur elles de façon personnelle. Par ailleurs, dans ma vie à moi, comme dans celle de la plupart des femmes, j’ai cette expérience d’avoir entendu et redouté le mot allumeuse. C’était surtout le cas dans mes années collèges, lycées et étudiantes, il ne fallait surtout pas être taxée d’allumeuse, un mot bâillon qui paralyse. Je m’en suis d’autant plus rendu compte lorsque des personnes m’ont confié l’histoire de leurs proches. Notamment celle de très jeunes filles qui ont subi de graves violences et qui jusqu’au tribunal ont été prises très à la légère. Par exemple j’ai entendu l’histoire d’une jeune fille de 11 ans, victime de viol lors d’une colonie de vacances, de la part d’un moniteur majeur. Il a été normal d’évoquer au tribunal l’idée que l’enfant avait séduit l’homme et qu’elle avait peut-être sa part de responsabilité dans l’événement.

Christine van Geen
Christine van Geen. Photo : Manon Jalibert

À ce moment-là, je me suis rendu compte que quelque chose dans notre société débloquait fortement et profondément. J’ai alors fait le lien avec la notion de l’allumeuse. Il y a une justification des violences sexistes et sexuelles, une accusation de la victime, et ça fonctionne. Ce n’est pas uniquement de la part des hommes, les femmes intériorisent cette notion, elles vont faire très attention à ne pas en être une et elles vont aussi surveiller les autres. Ça fait partie de nos représentations et je pense que tant que cette notion de l’allumeuse est acceptable et ancrée, le consentement et le désir libre ne peuvent pas fonctionner.

Unidivers – Dans la première partie de l’essai : « Déconstruire l’archétype de l’allumeuse », vous détaillez des figures de l’antiquité souvent représentées comme des tentatrices (Ève, Cassandre, les sirènes, etc.). Pourquoi avez-vous choisi de débuter votre réflexion par l’histoire de ces femmes et figures ?

Christine van Geen – Toutes ces figures sont différentes et importantes selon moi. Je voulais démontrer qu’il y a dans notre inconscient collectif certaines images qui ont provoqué une certaine représentation des femmes. En commençant par Ève qui est censée être la première femme dans les textes religieux chrétiens, juifs et musulmans, et qui est donc la première allumeuse. Les textes démontrent que Ève a cédé à la tentation au même titre qu’Adam, pourtant, elle seule est responsable de s’être laissée aller au désir, au mal. L’histoire de Salomé a été complètement modifiée de celle des évangiles également, elle est devenue une grande figure de l’allumeuse alors que dans les textes, elle n’a que 13 ans. Ces représentations sont le résultat de fantasmes d’hommes qui ont envie d’imaginer que les femmes et les filles n’ont qu’une idée en tête : celle de les rendre fous de désir.

Allumeuse Christine van Geen
Allumeuse de Christine van Geen

Unidivers – Dans votre essai vous couvrez une large période, de l’antiquité à nos jours, comment avez-vous mené vos recherches ?

Christine van Geen – Ce sont des réflexions qui datent, je pense que mes premiers textes sur Salomé ou Cassandre existent depuis au moins 15 ans. Le livre évoque aussi ce qu’il se passe dans les tribunaux de nos jours en France. J’ai alors interrogé des spécialistes juridiques, des avocates, notamment maître Marie Blandin qui est Rennaise. C’est une ardente défenseuse des femmes qui subissent des violences sexuelles, une avocate exceptionnelle. Le spectre est large. Je parle aussi de rap, de la représentation des femmes dans notre culture actuelle aussi, les trois premières parties décodent les représentations et l’argument de l’allumeuse. La dernière partie est là pour donner des pistes pour la suite.

Unidivers – Comment avez-vous choisi les thèmes à aborder ? Je pense notamment à la question des drag queen que vous avez évoquée en dernière partie. Qu’entendez-vous par « Forcer sur le trait : le “drag”, ou performer l’allumeuse » ?

Christine van Geen – Dans la dernière partie, l’idée est d’avoir une vision très éclatée, kaléidoscopique, en plein de fragments. Je voulais montrer plein de gens différents et leurs manières de sortir de ces injonctions. Mais surtout, dans cette dernière partie je ne fais aucune prescription, je ne cherche pas à dire ce qu’il faut faire. Cela reviendrait à dire que si tu ne fais pas ce que je décris, il peut t’arriver quelque chose, cela reconduirait l’argument de l’allumeuse et c’est précisément ce que je ne veux pas faire. Je veux montrer qu’il y a plein de manières d’agir contre ces injonctions en se sentant soi-même et libre.

Pour ce qui est des drags, c’est pour moi un exemple de façon de performer l’allumeuse. Ils y vont à fond en reprenant tous ses stéréotypes, les bas résille, la poitrine pigeonnante, etc. C’est très clair qu’il s’agit d’une représentation de l’allumeuse et du coup ça cesse d’être attaché nécessairement au sexe biologique féminin, les drag queens étant de base des hommes (même si c’est beaucoup plus large maintenant). La culture drag est queer, donc ça atomise complètement les injonctions binaires. Ils et elles renversent les codes et je trouve que cette culture met à distance l’idée de l’allumeuse.

Adam et Eve
Adam et Ève par Lucas Cranach l’Ancien

Unidivers – Quel est votre objectif avec cet essai ?

Christine van Geen – L’idée est qu’en ayant lu le livre, on se dise que l’argument de l’allumeuse n’est plus possible. C’est-à-dire que les phrases telles que : « elle l’a cherché, elle portait telle tenue » ou tout autre argument qui consiste à donner une quelconque responsabilité à une femme dans une violence qu’elle aurait subie ne soit plus acceptées ou envisagées. Ce sont des choses qui peuvent paraître évidentes, pourtant elles sont loin de l’être. Chacun de nous a des restes de ces représentations, même dans la manière dont on éduque les jeunes filles. On leur dit encore de ne pas s’habiller d’une certaine manière sinon il peut leur arriver quelque chose. On les habitue à considérer comme normal de susciter un certain désir et donc que quand quelque chose leur arrive, c’est un peu de leur faute.

Je pense aussi que ça a pu participer à conditionner les femmes à être sidérées face aux violences sexistes et sexuelles, à ne pas savoir répliquer, à ne pas être capables de dire non et de comprendre que le désir vient de l’autre. C’est aussi leur faire croire que cette violence subie, elles la voulait, elles, dans le fond. Il faut juste parler de ce sujet, réfléchir à ce qui les met à l’aise et à des façons de répondre. D’autant qu’il y aura de toute façon toujours quelque chose à redire aux filles quoiqu’elles portent et quelque soit la manière dont elles se comportent.

Unidivers – Merci, Christine van Geen.

La sirène et le pécheur
La sirène et le pêcheur de Knut Ekvall

L’essai est divisé en quatre parties, une première : « Déconstruire l’archétype de l’allumeuse », qui revient sur de grandes figures mythologiques féminines (Ève, Cassandre, Salomé…)​​ dont l’histoire a fourni des interprétations tendancieuses afin de les présenter comme les premières allumeuses. La deuxième partie : « Des corps détournés », étudie notamment une figure plus contemporaine (Marilyn Monroe) pour décrire le phénomène d’hyper sexualisation des femmes reposant sur leur pouvoir de séduction. La troisième partie revient sur des événements récents afin de cibler et dénoncer les traces résiduelles de cet imaginaire misogyne à l’origine de notre construction sociale. Enfin, « “Allumeuse” : un déni de désir » propose des pistes de réflexion pour sortir de ce schéma.

INFOS PRATIQUES

Allumeuse, genèse d’un mythe de Christine van Geen
Parution le 10 mai 2024 aux éditions Seuil (retrouvez le sommaire complet)

Rencontre à la librairie La Nuit des temps de Rennes le 22 mai 2024 à 18h.

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