Dans Journal de Maïdan Andreï Kourkov met en forme les notes prises sur le vif de son journal intime durant les manifestations de résistance à Kiev qu’il observa chaque jour de la fenêtre de son appartement ou auxquelles il participa. La période narrée porte du 21 novembre 2013 au 24 avril 2014. L’ensemble raconte un quotidien en temps de révolution et livre un regard à la fois politique et intime, décalé et émouvant.
J’habite à cinq cents mètres du Maïdan. Depuis mon balcon, on aperçoit les bulbes du clocher de la cathédrale Sainte-Sophie. Quand des amis viennent chez moi, je leur montre ces bulbes dorés – presque un emblème de l’antique cité de Kiev. Mais ces derniers mois, mes amis d’autres villes et d’autres pays ne viennent plus ici. Et du haut de mon balcon, je regarde souvent la fumée qui s’élève au-dessus du centre de la ville. Cette fumée noire, épaisse, celle des barricades en feu, est devenue le nouvel emblème non seulement de Kiev, mais de l’Ukraine tout entière.
Les grands rassemblements qui se sont déroulés sur la fameuse place centrale ukrainienne sont restés dans les mémoires, autant pour le lieu qui a accueilli cette révolte que pour l’espérance pour une population opprimée qu’elle symbolise. Andreï Kourkov le relate d’une manière si précise que dès les premières pages le lecteur s’y trouve transporté. Existence terne, souffrance sociale et injustice politique sont au rendez-vous.
Toutefois, le tableau d’ensemble n’affiche pas une tonalité aussi sombre que de prime abord. Rapidement, une joie et une lumière profondes se dégagent de cet enchainement d’événements et de cette occupation subversive. D’autant que les faits vécus, décrits et rapportés par les insurgés comme par le reste de la population ukrainienne, diffèrent dans les grandes longueurs de la narration proposée par les journalistes occidentaux, notamment français.
Constante de toutes révoltes : les héros mis en lumière sont des personnes tout à fait normales que la vie entraîne à vivre des événements extraordinaires. Et si l’adaptation à cette vie nouvelle, curieuse et pleine de passions, ne se fait pas sans mal, l’ensemble se goupille d’une manière étonnamment chanceuse. Comme si l’humain, au final, constituait une mécanique susceptible de s’adapter à tout, y compris l’inconcevable, grâce à des ressources inattendues. Si une drôlerie satirique scintillante et une tendresse moirée tout orientale innervent sa plume, ce que pointe avec succès ce talentueux conteur est un rapport slave au destin, au fatum, à la providence ; une transcendance qui ne peut faire l’économie d’une certaine magie. Magie de l’absolu autant que de l’illusion.
Andreï Kourkov raconte l’homme avec cette sombre, entière, parfois brutale et belle profondeur qui caractérise cette âme slave susceptible du meilleur comme du pire, du détachement spontané comme du vil assujettissement, du don de soi absolu comme de l’égoïsme crasse. Au final, le lecteur éprouvera combien la vie recèle d’étranges et merveilleux leviers qui de loin en loin conduisent seul ou ensemble à transcender une condition humaine aux valeurs dégradées. A lire et à conseiller.
Nicolas Roberti et David Norgeot
Journal de Maïdan Andreï Kourkov, Traduit du russe par Paul Lequesne, Liana Levi, mai 2014, 288 pages, 17 €
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Andreï Kourkov, Journal de Maïdan ou un destin slave in vivo