Andrzej Zulawski est décédé dans la nuit du 16 au 17 février 2016. De son premier moyen-métrage Le Chant de l’amour triomphant (1967) au dernier long Cosmos (2015) en passant par les incontournables L’Important c’est d’aimer, Possession ou L’Amour braque, l’écrivain et réalisateur polonais n’aura cessé dans son art de questionner avec fougue cet essentiel de nos vies : l’amour. Sous toutes ses formes et surtout les plus amples. Nécrologie amoureuse et présentation de son ouvrage posthume intitulé à dessein Impasse de l’Humilité.
Avec Andrzej Zulawski, c’est une approche relativement unique du cinématographe et du récit qui s’éteint, passionnée, charnelle, décapante et envoûtante. Comme le déclare sur le vif à l’annonce de son décès son admirateur Pacôme Thiellement (essayiste, exégète, réalisateur) :
Zulawski était le seul cinéaste à avoir donné un peu de l’esprit de l’Est dans la langue française, avec Polanski, mais davantage encore. Il a su rendre palpable l’intensité des romans russes ou polonais comme personne. Et puis l’énergie des nouvelles du XIXe siècle : il y avait chez Zulawski du Hoffmann, du Poe, du Nodier. Avec un sens inouï du montage et des détails dont on ne sait s’ils sont essentiels ou futiles — à chaque détail qu’on choisit du film, le film change de sens.
Fils de diplomate, Andrzej Zulawski (22/11/1940 à Lwow, 17/02/2016 à Varsovie) aura choisi de bâtir son œuvre fourmillante (26 romans au moins, 15 films) et polyphonique bien loin d’un langage précieux et abscons. Passion, étonnement et envoûtement dévorent tout, sans concession. Hystérie, paroxysme – affirment certains. À travers toute son œuvre, exigeante et déroutante, comme il assuma de l’être, il secoue et invente par une intensification constante, une nouvelle forme de langage : une forme à la fois folle (au sens de « l’amour fou » des surréalistes) et éminemment précise (sans cesse, dans une sorte de délire glossolalique, ses personnages semblent débordés par une langue syncopée qui veut, mais ne peut, sortir d’eux pour dire mieux, ou plus).
Sans jamais rien céder au diktat du cinéma (ou du roman) de « genre », Andrzej Zulawski a su, peut-être mieux que personne, saisir que le cinéma (mais aussi toute forme de fiction), art de la modernité par excellence, devait, par une sorte de réversion d’intensité, incarner à leur paroxysme les terreurs subtiles de notre ère.
Qu’il s’inspire de sa propre vie, de ses amours et déceptions (le film La fidélité, 2000, l’autoroman, comme disait Zulawski, L’Infidélité, 2003), de Dostoïevski (L’amour braque, 1985, mais aussi dans La Femme publique, 1984), de Raphaële Billetdoux (Mes nuits sont plus belles que vos jours, 1989) de Pouchkine et Moussorgski (Boris Godounov, 1989) ou de son compatriote de génie Witold Gombrowicz (Cosmos, 2015)… Zulawski demeure ce créateur et montreur de l’extrême réel, de celui qui fonde nos existences, mais que nous taisons et calfeutrons. Observateur furieusement juste de l’intime, il aura, en quelques films cinglants, marqué de son empreinte le paysage du cinéma français en obtenant de ses acteurs et de ses actrices (en
particulier bien sûr Romy Schneider, Valérie Kaprisky, Isabelle Adjani, Sophie Marceau) des implications physiques et mentales quasi inconnues jusqu’alors.
Dans le ventre du dragon
La caméra de Zulawski (qui devait, selon lui, faire l’amour aux comédiens) s’installait constamment comme un troisième, comme un autre, un tiers inclut toujours présent cherchant, fouillant la tension du réel pour débusquer le mystère – ce qui est trouble, insondable
En sanscrit, le dragon est Tad Ekan “L’Autre”. Dans le ventre du dragon il y a le ça, l’Enfer. (A. Zulawski, Jonas, p. 164).
Ce qui couve et finit par exploser, une rage obscure ne délivre que bien peu. Une colère apoplectique qui, pour paraphraser Jean Genet, nous console un moment de l’absurde par son absurdité même, par sa grandiloquence sans référence, par l’étonnement même de ce déploiement abrupt. Il y a dans le cinéma de Zulawski une tentative écorchée de mettre en oeuvre un théâtre de la cruauté qui, d’une certaine manière, dépasse les essais théoriques d’Antonin Artaud. Interrogeant sans cesse le mal, Zulawski montrait le bien, déchiré, violenté par sa propre incapacité, par son humble fragilité a remporter la lutte (voir le personnage de Jakub dans l’admirable Le Diable de 1972).
On a le désespoir qu’on peut
Orfèvre visionnaire et avant-gardiste, pré post-moderniste, Andrzej Zulawski fut un maître dans l’art de porter à l’incandescence la beauté (et en ce sens très français, baudelairien) : le beau, fou, inquiétant, trouble ; celui qui consume, que le regard ne peut supporter sans être transporté, au sens mystique. Et malgré tout ceci, le désespoir réaliste d’Andrzej Zulawski fut à longueur de films et d’écrits incroyablement solaire et créatif.
Erik Veaux, traducteur et ami d’Andrzej Zulawski (L’infidélité, 2003 ; Comme un rien, 2004 ; Jonas, 2011) après avoir accompagné le réalisateur dans l’aventure Cosmos, travaillait encore tout récemment avec l’écrivain sur la traduction en français de son nouvel ouvrage. Il nous livre ses dernières impressions et (qu’il en soit remercié) deux extraits inédits de ce roman :
Quand je l’ai appelé la semaine dernière pour lui annoncer les corrections du dernier livre que je traduis de lui, Impasse de l’Humilité, spontanément je lui ai demandé : « comment vas-tu ? » Il m’a répondu ; « parlons d’autre chose », et deux minutes plus tard il se mettait à rire de tel personnage bouffi de son importance. Alors que dans le texte à travailler, il était question de la mort de ses parents et de la sienne. Un traducteur ne parle pas à la place d’un auteur. Il le rend accessible. Aussi je vous propose plutôt deux citations de notre travail récent sur son prochain livre à paraître en français :
« Donc à propos de la mort. Je croyais en l’absurde de la mort, bec et ongles il me sautait aux yeux, lorsque j’étais adolescent. Ce fut une découverte choquante et elle me parut la plus importante. À quoi bon quoi que ce soit, puisque nous mourrons ? Puisque je mourrai ? Cet état d’inquiétude, cette mise à nu de notre impuissance, peut s’il se prolonge faire de son découvreur un poète. La poésie est un étonnement devant les choses, la prose une description de l’étonnement, la philosophie un étonnement de l’étonnement. Philosophie et poésie doivent donc être troubles, car elles expriment des pressentiments qui ne résident pas dans les mots, le filet des mots les enserre bien sûr, mais il ne délimite pas ce qui ne peut se délimiter. Et même si la philosophie et la poésie semblent principalement être de la mort, une question sur la nature de la nature, la prose est appropriée au thème de la mort pour la décrire. » (Andrzej Zulawski, Impasse de l’Humilité)
« Je veux ici utiliser deux concepts contradictoires : celui de modestie, c’est-à-dire d’humilité à mon égard, parce que je suis orgueilleux et arrogant, et celui de bienséance concernant la question des -ismes, car ni l’art ni la nature ne connaissent ce concept. Lié malheureusement, et parfois de manière obscène, à un complexe que je n’ai pas, complexe qui exige de nous Polonais une affirmation permanente. Même chez nous à la maison, dans les gravières arrosées de sang allemand. C’est que l’infériorité polonaise m’est inconnue. Elle était inconnue de mon père qui, une fois seulement, mais pour la Pologne restaurée, a voulu affirmer quelque chose. Je n’ai pas à le faire, ou plutôt, je ne saurais pas. Arrivant au mystère de la fin, j’en appelle au mystère du début : je dédie ce livre à ma sœur morte de maltraitance, de mensonge, de bassesse, délaissement, dans cet hôpital glacial de Lvov, enveloppée dans le journal du jour, dans l’impuissance des Enfants devant les Adultes et du Bien devant le Mal. Prenant un raccourci dans Rome avec un cahier acheté j’ai dû revenir sur mes pas et trouver un autre chemin, parce que Vicolo di Umilità, la Ruelle de l’Humilité, s’était révélée être une voie sans issue, aveugle, c’est-à-dire une impasse. » (Andrzej Zulawski, Impasse de l’Humilité)