Les leçons de l’Histoire sont censées nous mettre en garde, mais aujourd’hui les différences d’opinion, de religion, d’origine, d’orientation sexuelle, de sexe sont encore et toujours source de violence et de rejet. Hafid Aggoune en fait la démonstration avec Anne F, symbole de de courage et de paix.
Après un attentat commis par un de ses élèves lors d’un marathon auquel participait son père, le narrateur crie sa rage et son désespoir et met en cause sa responsabilité de professeur. Les enseignants, en gardien des valeurs de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ont une responsabilité sur la construction de la société à venir.
Peut-être parce qu’il avait les mêmes origines, B. Jahrel était son protégé. Professeur de français, il l’a soutenu lors de difficultés scolaires, lui apprenant le goût de la lecture. Mais lorsque ce jeune garçon brûle le journal d’Anne Frank en plein cours, au lieu de tenter de comprendre son geste, il exclut l’élève, le renvoyant ainsi vers les forces du mal. Pourtant, lui n’a jamais baissé les bras comme ses collègues face aux difficultés des élèves étrangers :
L’étranger n’est pas celui qui vient d’ailleurs, mais celui qui s’éloigne de nous.
Cette fois, il a honte et regrette ce comportement de rejet :
La paix naîtra lorsque les hommes et les femmes chercheront l’Autre dans le miroir.
Comme un dernier geste désespéré, il écrit une lettre à Anne F., cette jeune fille souriante, qui vécut enfermée pendant deux ans à Amsterdam dans une annexe avec sa famille et d’autres juifs et qui a compensé le manque de liberté par le pouvoir des mots :
Tu as écrit pour continuer à vivre ailleurs qu’entre des murs, ailleurs qu’entourée de barbelés, hors de ton corps en souffrance, loin de la mort et de l’oubli.
Les mots d’Anne Frank ont fait renaître son père, seul rescapé de la famille et ils peuvent aussi aider le narrateur et faire tenir debout des milliers de lecteurs, car « peu d’adultes te relisent — ils devraient pourtant. »
La lecture est une vraie religion pour ce professeur de français qui, poussé par son père ouvrier, voyait ainsi un moyen de s’élever au-dessus de sa condition. Une passion, qu’en tant que professeur de français, il s’évertue à transmettre à ses élèves.
Donner envie de lire, de maîtriser sa langue natale, susciter le désir de connaître, éveiller la curiosité, quelles que soient la personnalité, l’origine, l’histoire familiale de l’enfant, je voyais l’enseignement comme une fabrique d’individus libres de la même manière que les livres et ma langue m’ont rendu libre.
Une telle ambition ne peut qu’être déçue lorsqu’un de vos élèves utilise cette liberté pour faire le mal. Si son père dépasse sa douleur, trouve sa place en s’efforçant à courir, Anne F. et le narrateur trouvent leur force dans les mots. « Chaque mot est un pas vers l’Autre. Chaque pas est un mot écrit sur la peau du monde. » Comme une raison de vivre, il faut aller au bout de soi, construire après avoir détruit et ne jamais abandonner l’espoir. Face au sourire de cette jeune fille de quinze ans qui a écrit pour ne pas disparaître, « éternelle promesse à jamais vivante », comment renoncer ? Si le journal d’Anne Frank est la mémoire de ceux qui ont souffert de la haine, la lettre d’Hafid Aggoune est une invitation à la compréhension de l’Autre pour que nos haines, nos indignations ne nous emportent pas dans le gouffre de la violence.
Je revois ton visage, douce Anne, tous les visages, tes sourires, tes airs d’enfant puis d’adolescente, Anne Frank, éternelle promesse à jamais vivante.
Je revois ma mère, mon père, mon petit frère. Je les revois avec leurs jeunes traits, comme sur les vieilles photographies, et je les cois aujourd’hui, mes parents plus âgés et mon frère, un homme. Hélas, je ne peux revoir le visage de ma grand-mère maternelle et je ne la verrai jamais, mais je touche comme un aveugle effleure une inconnue, avec la délicatesse d’un instant suspendu, rare, inoubliable.
La fenêtre est grande ouverte. Je m’assois à son bord et je vois les champs de bataille, les camps de concentration, les avenues ensanglantées, mon père meurtri et, au loin, m’élevant au-dessus des cadavres, je vois l’espoir, un espoir si seul qu’il voudrait s’éteindre lui aussi, retourner à la nuit, mourir avec toi, Margot, Edith, et tous les tiens, et tous les autres, un espoir dont le cœur ne bat que pour entrouvrir les yeux, lever la main et écrire son nom comme d’autres ont écrit le nom de la liberté, un espoir qui peine à se relever et à se remettre debout dans cette aube qui arrive malgré tout, ce faible jour. »
Hafid Aggoune, né à Saint-Etienne en 1973, est un amoureux du livre. Licencié en lettres modernes et en histoire de l’art, titulaire d’un DUT Métiers du livre, Hafid Aggoune a vécu à Aix-en-Provence, Venise et Paris où il a choisi de vivre en 2002. Son premier manuscrit, Les Avenirs (éditions Farrago, 2004), est accueilli de manière dithyrambique par la critique et les libraires, récompensé par deux prix littéraires, dont le Prix Félix Fénéon. En août 2013, il fait ses débuts d’acteur dans un film de Frédéric Auburtin (F2014, 2014). Hafid Aggoune est membre de la Maison des Ecrivains et de la Littérature , ainsi que de la Société des Gens de Lettres.
Anne F. de Hafid Aggoune, Editions PLON, 27 août 2015,165 pages, 15,90 euros
photos issues du site internet d’Hafid Aggoune