Après avoir campée ces deux dernières semaines une sulfureuse et perfide Madame de Merteuil dans Les Liaisons Dangereuses, Dominique Blanc revient au TNB, toujours sous la direction de Christine Letailleur. Le festival Mettre en Scène proposait mardi une lecture unique du roman Les Années, d’Annie Ernaux. Une performance qui a suscité l’émotion et les acclamations du public – bien que l’actualité, hélas, n’y soit pas étrangère.
La lecture n’a commencé ni sur la prose d’Annie Ernaux, ni sur le timbre particulier de la comédienne Dominique Blanc. François Le Pillouër, directeur du TNB, a invité les spectateurs à respecter une minute de silence en hommage aux victimes des récents attentats de Paris. Si l’initiative est louable, et du reste respectée par une majorité du public, elle aura néanmoins brisé le templum instauré par le dispositif d’une lecture publique. Surtout pour un texte dont l’actualité non prévue – c’est d’ailleurs l’apanage des grandes œuvres littéraires – suffisait amplement à honorer les victimes et réfléchir à notre histoire collective.
Car le roman d’Annie Ernaux, auteur notamment de La Place ou des Armoires vides, entend croiser l’existence individuelle à l’histoire collective. Dans la lignée du journal extime, son écriture tend vers le dehors. L’autobiographie déclinée s’entiche de la forme impersonnelle, d’un on ou d’un nous où, malgré tout, on ne reconnaît que l’écrivain, professeur de lettres, rousse et blonde, originaire de Normandie. Le récit comme le narrateur traversent et se trouvent traversées par l’histoire de France et du monde de 1941 à 2006. Cette recherche du temps perdu ne rappelle pas Proust : au contraire, la vision elliptique d’un demi-siècle d’histoire s’écoule dans le détail et l’énumération, avec humour et mélancolie. Du Georges Perec dans ce texte, pour l’attention aux choses, et une tendance du roman français contemporain au quotidien retrouvé. Si les études universitaires et l’auteur elle-même se targuent d’une visée sociologique, on peut cependant regretter que les passages choisis pour la lecture ne soient pas les plus engagées de son auteur.
Dominique Blanc, comédienne reconnue pour sa grande carrière théâtrale (sous la direction de Patrice Chéreau, Luc Bondy ou encore Antoine Vitez) et cinématographique (Louis Malle, Claude Chabrol, Bertrand Blier), a reçu quatre Césars et deux Molières. Elle rentrera à la Comédie Française en mars 2016. À l’entendre déclamer Ernaux, on comprend qu’elle aime sa prose. « Les années, écrit-elle, un livre qui m’accompagne sur les tournées et les tournages depuis quelques années déjà ». Seule sur la scène de la salle Jean Vilar, assise sur une table, éclairée par une bougie, la comédienne a insufflé une émotion toute particulière au texte. Et une interprétation personnelle… notamment en soulignant, à deux reprises, par une pause ou geste de la main, la mention de Charlie Hebdo dans le livre d’Annie Ernaux. Malgré plusieurs hésitations, Dominique Blanc s’est emparée du texte avec une pudeur drolatique.
Si la lecture est rentrée en résonance avec notre douloureuse et récente actualité, c’est bien que le roman, par son caractère historique, ne pouvait faire l’impasse du terrorisme, du 11 Septembre, de la xénophobie généralisée, etc. Le constat demeure amer, et les événements, au fil des décennies, ne changent qu’en apparence. Pourtant, une forme de gaieté, douce et mélancolique, sourd de ces quelques phrases. Est-ce que cette lecture aurait-été si touchante un autre jour ? Peut-être. Reste que la phrase terminale du livre et de la lecture enjoint la littérature au témoignage, à la sauvegarde, à recueillir ces moments où l’individuel et le collectif se superposent. Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais.
Les Années Annie Ernaux, Paris, Gallimard, 2008, 256 pages.
Les Années, lecture par Dominique Blanc, mardi 17 novembre 2015 au TNB, Rennes, dans le cadre du festival Mettre en Scène.