Au moins 90 % des semences utilisées dans l’agriculture en France sont des semences dites « F1 ». Ces graines sont produites par des semenciers qui croisent des plantes de deux variétés différentes. Ils obtiennent des hybrides super résistants et productifs…mais incapables de se reproduire sans se dénaturer. Qu’elles soient bio, c’est-à-dire non enrobées de pesticides, ou non, il faut les racheter chaque année. À rebours de cette pratique très largement répandue aujourd’hui, l’association Kaol Kozh, « chou ancien » en breton, promeut les semences dites « paysannes », produites à la ferme, à l’ancienne. Le 19 septembre dernier, quatre chefs rennais répondaient à l’invitation d’Annie Bertin – l’une des maraîchères préférées des grandes tables de la région, également présidente de l’association – et de Gurvan Pellerin, son coordinateur. Échanges gourmands et passionnés.
Nous sommes à la Prévalaye, à la « maison de la semence paysanne », où Kaol Kozh a ouvert en septembre 2020 son antenne rennaise. L’association, née en 2008 dans le Finistère avait déjà sa première « maison », à Roscoff. À Rennes, la ville a mis à disposition un local et quelques hectares de terres. Il y pousse choux, céleris, betteraves et autres beaux légumes bio que personne ne mangera. Ils monteront en graine ou pourriront dans des seaux. Mais pas de gâchis pour autant ! C’est pour leurs semences qu’on les cultive. On les donne ; on les échange, et on apprend comment les obtenir.
Mais aujourd’hui, exceptionnellement, Annie Bertin et Gurvan Pellerin ont cueilli quelques beaux légumes pour les chefs, qui préparent ensemble un petit festin de plein air. Les tomates sont assaisonnées de fleurs de tagète et les poivrons grillent au barbecue, sous l’oeil vigilant de Sibylle Sellam et Grégoire Foucher, les chefs des restaurants rennais Bercail et Pénates. Romain Joly, du restaurant Origines, à l’Hôtel-Dieu, fait cuire ses saucisses au feu de bois. Vincent Guillemot, des Darons, donne un coup de main. Tous les quatre se fournissent chez Annie Bertin et ont souhaité mieux comprendre son combat pour les semences paysannes.
Cet engagement passionné est moins connu que les légumes que la maraîchère cultive dans sa ferme de Blot, sur la rive bretonne du Couesnon. Pourtant, l’activité maraîchère et l’engagement associatif sont liés : les légumes d’Annie Bertin sont eux-mêmes « issus de semences paysannes », comme l’indique le pannonceau qui les flanque, au marché. La maraîchère en est une des rares productrices. Ces semences se définissent, comme elle l’explique, comme « issues du travail des paysans eux-mêmes. Elles supposent un savoir-faire largement perdu : sélectionner les plants, les croiser ou non, selon les espèces, récolter les graines et les conserver ». Au marché des Lices, seuls Annie Bertin et Guillaume Herry, également adhérent de Kaol Kozh, vendent des légumes de semences paysannes.
L’enjeu, ce n’est rien de moins que l’autonomie et la sécurité alimentaires. Annie Bertin a le verbe haut : « faut pas être dépendant des semenciers, surtout des gros, sinon on n’a plus à manger ». Gurvan Pellerin développe : « par exemple, pendant la crise COVID, il y a eu des retards importants pour les livraisons de graines des grands semenciers aux paysans. C’est passé tout juste, pour pouvoir planter à temps. Ils ont eu chaud. Le jour où les approvisionnements font défaut, il faut que les paysans aient la ressource de produire les semences. Mon credo, c’est : apprendre aux paysans à faire leurs graines. »
Comment en est-on arrivé à la situation actuelle ? Pour l’expliquer, Gurvan Pellerin brosse à grands traits une petite histoire des semences, du néolithique aux F1. « En 10 000 avant J.-C. environ, on a domestiqué les plantes : les humains qui les cultivaient resemaient les grains des plus beaux spécimens, ce qui faisait une sélection empirique. Par exemple, pour le maïs, on gardait toujours les plants qui faisaient les plus gros grains. On a cultivé ainsi jusque dans les années 1880 : le grainetier Vilmorin, en France, a inauguré alors la « création variétale », ou amélioration des plantes en 7-8 ans. Il s’agit de croiser entre elles deux plantes dont on apprécie les qualités, pour obtenir une plante améliorée, qui les possède toutes les deux. Par exemple : on a une variété de tomates grosses mais insipides, et une variété de tomates petites mais très bonnes. On croise ces deux tomates, et l’année d’après, on croise la tomate qui doit recevoir le caractère (la grosse par exemple), avec le produit du croisement. Cette opération-là, on doit la refaire à l’identique pendant 7 ou 8 ans pour obtenir une espèce stable, qui se reproduira bien. On obtient une « lignée pure ». C’est un travail de grainetier, pas de maraîcher ou de céréalier. Cela donne des semences elles-mêmes resemables, si l’on suit quelques techniques appropriées. L’Inra a pris le relais en 1946. Ce service purement public n’avait pas à chercher une rentabilité et cherchait à créer des variétés stables. Mais, entre temps, l’Inra (puis l’Inrae) a développé des partenariats avec des semenciers privés. Le besoin de rentabilité devient alors plus important, d’où la prépondérance des variétés F1, très productives pour les agriculteurs, mais aussi très profitables pour les grainetiers, puisqu’on ne les resème pas. La dépendance des agriculteurs est une manne ». En France et dans bien des pays du monde, il est même interdit de commercialiser une grande partie des graines non F1.
Mais pourquoi les agriculteurs ont-ils tant privilégié le F1, malgré la dépendance et le coût important ? Pas moins de 5 à 10 % du chiffre d’affaires d’un maraîcher classique, selon Gurvan Pellerin. C’est que le F1 a de grandes qualités, qu’il ne faut pas négliger. « Le F1 est plus productif et moins maladif que les semences paysannes, et c’est moins de travail », explique-t-il. « Ce n’est pas le diable », ajoute-t-il : « ce qui ne va pas, c’est l’exclusivité, et la perte du savoir-faire semencier des paysans ». Il ajoute : « n’avoir que des F1, c’est dangereux : si tout s’arrête et que tu n’en as plus, tu dois semer une F1 qui donne une F2 avec des légumes complètement disparates : il faudra faire une sélection jusqu’au F8 pour avoir une variété stabilisée. Donc pendant 8 ans tu auras des légumes en bazar, des corrects, des pas corrects : 8 ans en bonne partie perdus, avant de recréer une lignée pure. C’est pour ça qu’il faut aussi des variétés dites population, pas aussi productives que les F1, mais resemables ».
Kaol Kozh est à la fois un réservoir de semences paysannes, et un lieu de pédagogie où apprendre les techniques, différentes selon chaque espèce de plantes, pour garder leurs qualités au fur et à mesure des générations. L’association s’adresse, par le biais de Gurvan Pellerin « d’abord aux jeunes futurs agriculteurs ». Il les forme, dans des cours qu’il donne notamment en BTS Production horticole, également tourné vers la production maraîchère, à la Maison Familiale et Rurale de Saint-Grégoire. Il a parmi ses étudiants « plein de bac+5 » qui se tournent vers l’agriculture. Il les emmène pratiquer à la maison des semences, « même si c’est pas trop dans leur programme »… Il s’adresse aussi au grand public : « tout le monde peut adhérer, et venir le mercredi après midi de 14H à 18H pour faire du maraîchage. On désherbe, on égourmande, on travaille le sol, et on apprend le geste de faire de la semence, à la fin ».
Kaol Kozh met enfin en relation les producteurs, maraîchers, céréaliers, entre eux. Gurvan Pellerin explique : « C’est très difficile de faire soi-même toutes ses semences. Quand on est maraîcher diversifié, il y a une soixantaine de légumes différents et autant de techniques différentes pour faire ses semences. Donc l’idée, c’est quand quelqu’un a de belles graines de roquette, il en garde et le dit aux autres pour les échanger. C’est toujours du troc, puisque la vente de la plupart des graines « population », non F1, est illégale. Sur le site de Kaol Kozh, on cartographie un réseau paysan d’échanges de graines. On se met d’accord sur qui va multiplier quelles variétés. C’est à l’intérieur de la Bretagne, ou en tous cas avec des distances pas trop longues. »
La réaction des chefs ? Toute naturelle, pour Sybille Sellam et Grégoire Foucher, qui sont déjà des maraîchers-restaurateurs, avec leur potager de Pacé. La cheffe est enthousiaste : « la prochaine étape, c’est d’adhérer à Kaol Kozh, ne serait-ce que pour notre potager. On a déjà des graines d’ici qui nous donnent des tomates ». Et de montrer de belles « flaming bush », écarlates et goûteuses, dans la serre. « C’est un tout » ajoute-t-elle. Les graines paysannes, « si on met du glyphosate derrière, ça n’a pas de sens, ni non plus d’avoir des kilomètres de bâches en plastique ».
Pour Romain Joly aussi, le rôle des restaurateurs est important : « on est des vecteurs de plaisir mais aussi de valeurs. 80 % de nos clients sont convaincus, comme nous, informés, écolos ; ils vont au marché ». Il ajoute : « c’est aux 20 % restants qu’il faut parler : on y arrive, petit à petit ».
Et tous de se mettre d’accord : « on voudrait bien un petit label, un macaron « Kaol Kozh » à mettre dans notre vitrine, pour que les gens s’interrogent et qu’on puisse leur expliquer » ! Ce sera l’étape suivante.
Maison des semences paysannes : Kaol Kozh
La Vieuxville – Rennes
Ouvert tous les mercredis au public de 14H à 18H