Dans L’arbre du pays Toraja Philippe Claudel nous transporte sur l’île de Sulawesi où les rites de deuil sont une grande occasion de réunion familiale. La mort est au centre de la vie du peuple des Toraja. Si les adultes sont inhumés dans la roche de falaises sacrées, les corps des jeunes enfants de quelques mois sont déposés dans des cavités creusées dans le tronc des arbres.
Une cavité est sculptée à même le tronc de l’arbre. On y dépose le petit mort emmailloté d’un linceul. On ferme la tombe ligneuse par un entrelacs de branchages et de tissus. Au fil des ans, lentement, la chair de l’arbre se referme, gardant le corps de l’enfant dans son grand corps à lui, sous son écorce ressoudée. Alors, peu à peu commence le voyage qui le fait monter vers les cieux au rythme patient de la croissance de l’arbre.
De retour d’Indonésie, le narrateur, un cinéaste peu reconnu du public apprend que son producteur et meilleur ami, Eugène, est atteint d’un cancer. Il décèdera moins d’un an plus tard en février 2013.
Ce récit est une manière de continuer à vivre avec cet ami de mots, de lui offrir un arbre qui le guidera paisiblement vers le ciel.
J’ai entrepris ce texte comme on espère reprendre une conversation interrompue, comme on tente de tisser un piège léger et invisible susceptible de capturer les voix et les instants perdus.
Certes l’expérience indonésienne et le destin d’Eugène portent le narrateur à réfléchir sur la part que la mort occupe dans la vie, sur ce que signifie « être vivant », mais aussi sur la relation au corps au fil de la vie.
Le narrateur a mémoire de certaines expériences de la mort avant celle d’Eugène. Plus ou moins lointaines, attendues ou surprenantes. Celle de son vieux père, d’un camarade de lycée, de compagnons de montagne, de Gary, son ami alpiniste ou d’Agathe, une enfant mort-née.
« Poursuivre sa vie quand autour de soi s’effacent les figures et la présences revient à redéfinir constamment un ordre que le chaos de la mort bouleverse à chaque phase de jeu. Vivre, en quelque sorte, c’est savoir survivre et recomposer. »
Mais avant la mort qui l’entoure, le narrateur regrette aussi l’approche de la vieillesse, surtout face à la jeunesse d’Elena, sa voisine de l’immeuble d’en face.
Il compare le corps désiré d’ Elena et celui rassurant au « velours assoupli par les années » de son ex-femme, Florence qui reste son amie et sa confidente. Son corps vieillissant de cinquantenaire promis à la même dérive que celui de sa mère inconsciente de son état dans une maison de retraite ou celui défaillant d’Eugène sous le joug de la maladie, le laisse en marge d’une belle histoire d’amour.
Des rencontres émouvantes jalonnent ce récit. Notamment celle avec Michel Piccoli pressenti par le narrateur pour un rôle dans son prochain film, La fabrique intérieure. Et surtout l’évocation de Milan Kundera, auteur préféré d’Eugène, croisé dans un café dans une ultime rencontre. Certains artistes ont un rôle important dans notre construction personnelle.
« Le lire, c’était écouter une voix qu’on voulait faire taire. C’était aller contre un certain sens de l’histoire qui imposait à des millions d’hommes un asservissement et une amputation des libertés fondamentales. »
Eugène était un amoureux de la littérature et à chaque évènement il donnait un livre à son ami en lui disant simplement et immanquablement « Ça devrait te plaire. »
« La littérature parvient à rendre la vie plus vivante, à la réanimer, à chasser en elle, et pour un temps donné, hélas, ce qui la ronge, la mine et la détruit. »
En reprenant les expériences de lecture de Qui a ramené Doruntine? d’Ismaïl Kadaré ou Sentiers sous la neige de Mario Rigoni Stern, on peut dire que L’arbre du pays Toraja est aussi « une très belle histoire de promesse, de mort, de fantôme et de chevauchée. » Avec un sujet sombre et une certaine langueur du narrateur, le récit se veut une victoire de la vie dans le souvenir des bons moments et dans l’espérance de nouveaux projets, guidé par les pas d’Eugène, éternel ami du narrateur.
Même si ce récit personnel est empreint de philosophie assez courante et insère finalement, peut-être à l’arraché, quelques problèmes actuels, il n’en demeure pas moins un très beau texte, sombre et lumineux à la fois, à l’image de ces grands arbres funéraires.
Philippe Claudel est un écrivain et scénariste français et membre de l’Académie Goncourt. Né en 1962 en Meurthe et Moselle. il est l’auteur de très beaux romans comme Les âmes grises ( Stock 2003), La petite fille de Monsieur Linh ( Stock 2005), Le rapport de Brodeck ( Stock 2007) mais également de scénarios, de pièces de théâtre et son premier film en 2008, Il y a longtemps que je t’aime, avec Kristin Scott Thomas et Elsa Zylberstein obtiendra deux César, une reconnaissance internationale ainsi que de très nombreuses récompenses dont deux nominations aux Golden Globes et le Bafta du meilleur film étranger. Une biographie très riche à consulter également sur le site de l’Académie Goncourt.
Roman, L’arbre du pays Toraja, Philippe Claudel, Stock janvier 2016, 216 pages, 18.00 €
Toutes les rencontres-dédicaces avec Philippe Claudel