Jeudi 16 août 2018 c’est avec émotion que nous avons appris la mort d’Aretha Franklin à l’âge de 76 ans, dans sa maison de Detroit. Son nom seul est associé à certaines des plus grandes chansons de la musique populaire du siècle dernier, parmi lesquels figurent bien évidemment les incontournables Respect et Think. Il est aussi intimement lié à un ensemble d’esthétiques musicales qui ont grandement contribué à façonner celles de la musique populaire actuelle : la soul music. Nous lui rendons donc hommage, par un retour sur son parcours musical et son style singulier.
Née en 1942 à Memphis, au sud des États-Unis, Aretha Franklin était la fille du révérend C.L. Franklin, pasteur protestant afro-américain célèbre pour ses sermons enflammés surnommé « million-dollar voice ». Mais bien qu’elle soit née dans le Sud, c’est à Detroit que sa famille a décidé de s’installer en 1946 alors qu’elle n’avait que 4 ans. Comme la plupart des interprètes afro-américains, elle fit ses classes comme chanteuse soliste de gospel à l’Église baptiste New Bethel, alors dirigée par son père. Ce dernier a alors pris en charge la carrière de sa fille et la fit voyager sur les routes pour donner des concerts dans différentes églises, comme de nombreux artistes de gospel à cette période. Elle enregistra en 1956 un premier album, Songs of Faith, dans lequel figure sa reprise du standard Precious Lord (Take My Hand) composé par Thomas A. Dorsey.
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Puis après avoir exprimé à son père sa volonté de s’affirmer dans le champ de la musique profane, elle signa en 1960 avec le label Columbia et elle enregistra neuf albums de rhythm and blues et de jazz. Mais ce n’est qu’en 1967, année où elle signa avec le label Atlantic Records à New York qu’elle connut un véritable succès. Cette même année, elle réalisa une session d’enregistrement mémorable au célèbre studio du label FAME à Muscle Shoals, où avait été notamment gravé la reprise de Land of 1000 Dances par Wilson Pickett. C’est dans ce studio, alors dirigé par le regretté Rick Hall, qu’elle a enregistré I Never Loved A Man (The Way That I Love You), l’unique titre qui est sorti de cette session. Il fut la première pierre et la chanson titre de son premier album chez Atlantic dans lequel figure le célèbre Respect, reprise d’une chanson d’Otis Redding qu’elle s’est pleinement appropriée au point d’en faire un véritable hymne féministe.
À l’écoute de ses chansons, on peut remarquer que son style pianistique se situe dans la tradition du gospel, comme elle l’a affirmé dans une interview donnée en 1967 pour la chaîne américaine ABC. Elle le développa pendant son enfance auprès de James Cleveland, grand musicien plus tard surnommé le « roi du gospel », qui participa au renouvellement du genre. Le jeu pianistique d’Aretha Franklin révèle effectivement une approche principalement harmonique et rythmique intrinsèque au gospel moderne et qui a été plus tard associée aux esthétiques pop des années 60.
On retrouve entre autres cette même dimension harmonico-rythmique dans les motifs des chansons de Motown, particulièrement à travers les motifs des chansons composées par les frères Holland et Lamont Dozier à Motown (par exemple Ain’t Too Proud To Beg pour les Temptations). C’est un aspect qui caractérise plus largement les différentes esthétiques musicales de cette période qui ont été plus tard réunies sous le terme de soul music. Celle d’Aretha Franklin pouvait saisir émotionnellement l’auditeur par l’association de différents éléments, dont le caractère rythmique et harmonique des accords au piano, la rythmicité du sermon des pasteurs, une grande intensité et un timbre vocal personnalisé.
Sa musique condense donc tous ces éléments, de façon très exacerbée sous certains aspects, dans un style très expressif qui résonna tout d’abord auprès de nombreux auditeurs américains. Il faut rappeler que cette étroite relation de la musique populaire américaine avec les éléments emblématiques du gospel afro-américain avait été auparavant développée dans les années 50, exemplifiées notamment par Ray Charles et Sam Cooke. Ce serait d’ailleurs la trajectoire de ce dernier vers la musique profane et l’admiration qu’elle lui portait qui aurait poussé la jeune chanteuse à s’engager dans cette voie. Elle a ainsi pu affirmer son style à un moment où l’influence du gospel était devenu prédominant dans le champ de la musique populaire aux États-Unis, avec le succès qu’on connaît.
Elle possédait des capacités vocales hors norme, notamment une grande étendue vocale qui lui permettait de passer rapidement du registre grave ou medium au registre aigu en conservant une grande puissance vocale. C’est une spécificité qu’elle partageait notamment avec Martha Reeves, chanteuse principale du groupe Martha & The Vandellas, artiste de Motown ayant également vécu à Detroit. À l’instar de ses contemporains, Lady Soul réutilisait également les principaux éléments vocaux présents dans le gospel, le rhythm and blues et les esthétiques de la musique soul : principalement les mélismes, la rythmicité du preaching et les procédés de répétitions issus des sermons des congrégations afro-américaines. Mais sa signature vocale est également marquée par une utilisation récurrente et saisissante du belting. Il s’agit d’une sollicitation extrême de la ceinture abdominale qui favorise une grande intensité vocale qui peut aller jusqu’au cri. Cela lui permettait de réaliser des attaques véritablement« électriques » du registre de la voix de tête, avec cette grande puissance vocale et un vibrato infaillible. C’est une des raisons pour laquelle son style vocal ne peut laisser aucun auditeur indifférent.
Il est vrai que le temps a passé et que les modes ont évolué au fil des décennies. Il n’en demeure pas moins que la voix et la musique d’Aretha Franklin sont restées comme l’une des références les plus importantes de la musique populaire internationale du XXe siècle. De nombreuses spéculations ont permis à certains commentateurs d’établir des liens et un héritage musical entre celle qu’on appelait la reine de la soul et d’autres icônes du genre, Whitney Houston en première ligne. Mais on peut aisément supposer que ses chansons ont influencé de nombreux interprètes, quels que soient les aspects qui furent retenus de son style et de sa personnalité artistique. Pendant les 20 dernières années, on a pu entendre des éléments similaires à son style vocal chez des chanteuses telles qu’Alicia Keys et Christina Aguilera.
En proie à un cancer contre lequel elle luttait depuis 8 ans, elle avait dû annuler plusieurs concerts et ses représentations s’étaient faites plus rares. Mais lors de ses apparitions sur scène, elle démontrait encore une très grande sensibilité et une intensité vocale toujours efficaces. C’est ce qu’avaient pu constater les spectateurs de sa prestation en 2015 à la cérémonie du Kennedy Center Honors. Elle y avait interprété l’un de ses plus grands succès, (You Make Me Feel Like) A Natural Woman en présence de la compositrice de cette chanson, Carole King et de Barack Obama, qui n’avaient pu dissimuler leur émotion.
Dès l’annonce de sa disparition, de nombreux hommages ont afflué des quatre coins du monde et dans tous types de médias. Il n’est donc pas nécessaire de développer davantage le nôtre, sous peine de se perdre en superlatifs. Pour le parachever, nous ne pouvons que vous inviter à deux démarches : se replonger dans les albums de Lady Soul et, pour ceux qui le souhaitent, réinterpréter son répertoire ou s’en inspirer. C’est de cette manière que son héritage musical pourra poursuivre sa route, le plus longtemps possible. Cela devrait se concrétiser, nous n’en doutons pas.