Armand Robin, On prétendit m’avoir rencontré…

Armand Robin aurait pu écrire, à l’instar d’Ossip Mandelstam : Je n’ai pas envie de parler de moi, mais de tendre l’oreille pour écouter la germination et le bruit du temps. Il a en effet toujours répugné à toute biographie, ironisant même sur toute tentative qui pourrait être faite :

En de très vieux temps où je parus exister
On prétendit m’avoir rencontré. 

Il faut dire que sa vie a débuté sous de mauvais auspices. Huitième enfant d’une famille paysanne où l’on travaillait dur, Armand Robin avait conscience de venir d’un peuple muet. Rien ne le prédestinait en effet à devenir l’un des écrivains les plus marquants de son siècle. Brillant élément qui s’est extirpé de sa condition par sa soif de connaissance, il était habité par le sentiment douloureux de s’être exilé et coupé des siens, d’avoir trahi en allant plus loin qu’à nous il n’est permis. Jean Guéhenno, lui aussi issu de modeste condition, qui fut son professeur en khâgne, confirme l’arrachement que représente un tel destin, on parle de la démocratisation de l’enseignement, ce n’est pas facile et c’est souvent un drame et ça a été un drame pour Robin.

Il s’agit bien d’un arrachement au pays natal, d’un exil sans retour possible. Le hiatus entre son enfance où les saisons (lui) donnaient des leçons et le monde doré, clos et compromis des lettrés qu’il désigne sous le vocable de maison des morts, s’est irrémédiablement révélé sans issue. S’est ancrée alors en lui, à vif, cette évidence que :

Le poète, s’il vient du peuple, est indésirable ;
Il restera du côté des ruisseaux, des nuages, sera semblable
Aux vents qui ne veulent pas être dirigés.

Malgré le sentiment de leur être désormais étranger, l’attachement aux siens demeura toujours: J’ai beau m’être dépaysé en tous pays, toute langue, tout sentiment, j’ai quelque part, en un angle d’ombre, une toile d’araignée qui m’attend ; elle s’appelle Rostrenen. Mais s’il n’appartenait plus à son monde d’origine, il ne sera jamais non plus admis dans le cénacle littéraire. Les intrigues du monde des lettres, les compromissions avec des écrivains bien-pensants, respectueux des puissances mondaines, des pouvoirs d’argent lui seront insupportables : Je pouvais vivre selon les conformismes successifs, écrire d’élégants poèmes pseudo-révolutionnaires avec la famine, la souffrance et les tortures des autres (…) je ne veux plus de cette trahison que j’ai trop longtemps supportée. Il clame dans ses poèmes: Où je suis né j’aurais dû rester ou encore Les anciennes souches, nul n’a pu me les arracher. Il se tiendra donc à l’écart du monde littéraire futile et sans épaisseur auquel il n’appartient pas, auquel il ne participe pas.

Ce sentiment douloureux de trahison des siens ira jusqu’à la négation même de son existence. Pour rester près de vous malgré moi, malgré ma vie, j’ai vécu toutes mes nuits dans les songes et, le jour, je me suis à peine réveillé pour subir une vie où je n’étais plus. 

Loin pourtant d’être un être asocial et un misanthrope, sa vie sera solitaire et peuplée par la parole des autres : Toutes les autres vies sont dans ma vie.

La traduction au cœur de son œuvre

Le breton est la langue maternelle d’Armand Robin, mais n’est pas une langue officielle. C’est la langue du peuple rural, essentiellement orale puisqu’elle n’était ni enseignée ni en usage dans le monde scolaire. Cette particularité a sans doute contribué à faire de Robin cet étrange étranger, dépaysédans son propre pays. Nombre de bretonnants de naissance ont témoigné de cette souffrance à acquérir le français au détriment de leur langue de naissance.

J’ai commencé par le breton,
Brume exquise où l’âme se mire d’une brume à l’autre
Et n’arrive jamais à se dévoiler 

On peut facilement imaginer que la littérature, quand il la découvrira à l’école en langue française, remplira pleinement son rôle de comprendre le monde. Avec l’emprunt du français, il adoptera les langues du monde entier et, dès lors, il ne cessera de les apprendre. Devenu homme universel habité par une parole cosmopoétique, Armand Robin a voulu être avec les hommes partout dans le monde entier. Il a fait le choix d’océaniser sa goutte d’eau et de mêler sa propre poésie à celles des poètes du vaste monde : Ady, Blok, Essenine, Joszef, Li Po, Maïakovski, Mickiewicz, Wang Wei et bien d’autres.

Je ne suis pas breton, français, letton, chinois, anglais
Je suis à la fois tout cela
Je suis homme universel et général du monde entier

Ce n’est donc pas par hasard si, dans Ma vie sans moi, les traductions constituent la moitié de l’ouvrage. Hélas, cette part est ignorée lors de la réédition du recueil en 1970 par Gallimard, qui persiste encore en 2005 à le rééditer dans sa version tronquée.

Or on ne comprend rien à Armand Robin si l’on ignore que la traduction, qu’il désigne comme non-traduction, est au cœur de son œuvre. On passe à côté de la pluralité qu’il héberge en lui, car traduction et œuvre personnelle se confondent chez lui. Il est chaque langue, chaque poète qu’il traduit :

Je ne suis pas face à eux, ils ne sont pas face à moi. Ils parlent avant moi dans ma gorge, j’assiège leurs gorges de mes mots à venir. Nous nous tenons son à son, syllabe à syllabe, sens à sens et surtout destin à destin (…).

La fausse parole

Armand Robin a été un météore littéraire singulier, presque hors du temps, bien qu’irrémédiablement inscrit dans un contexte historique ne laissant aucune échappatoire, celui d’un monde totalitaire dominé par le nazisme et le stalinisme.

Il découvrit très tôt, pendant l’été 1933, lors d’un voyage déterminant en URSS, les convulsions du XXe secoué par l’impitoyable captation du pouvoir par les bureaucrates de Staline. Ce cauchemar, ce monde dans lequel tout sens de la dignité humaine est mort, traqué, est à l’origine de sa réflexion sur la propagande et la fausse parole.

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Parallèlement à son intense activité de traduction, Robin a passé la majeure partie de sa courte vie à l’écoute des radios étrangères, notamment des radios soviétiques, où il va débusquer et démonter le mécanisme de la propagande, qu’il nomma la fausse parole.

Plus que la vacuité des propos, plus qu’un voile d’inexactitudes et de mensonges, Armand Robin y vit déjà une perversion de la langue, une confiscation du sens.

La parole en nul temps ne fut si grande tricherie,
L’esprit, déjà si réduit, jamais ne fut si tapi,
Le ciel jamais ne fut si grande tricherie 

Son ouvrage La Fausse Parole parut en 1953 aux Editions de Minuit.

A la fausse parole, Robin opposera l’authenticité de la parole poétique qui rend à l’être humain sa liberté. Lui, si attentif aux mots et si attaché à l’importance de la langue, montrera le processus de la désinformation généralisée conduisant inéluctablement à l’aliénation de la capacité de comprendre, à la destruction de la pensée. Avec lucidité, il mit en évidence que les auditeurs russes subissent des souffrances qui seront peut-être demain celles de l’humanité tout entière. Tous les pays ayant accès aux moyens modernes de communication ont en effet repris les méthodes efficaces de propagande des pays totalitaires.

Alors que les glissements sémantiques et la dépossession de la langue sont aujourd’hui en train d’atteindre des sommets, il est salutaire de lire Armand Robin et de suivre ses pas. Nous comprenons alors pourquoi les licenciements sont devenus des plans sociaux et les cotisations salariales des charges.

Présence d’Armand Robin aujourd’hui

Armand Robin a été à la fois en marge et au cœur des courants littéraires. Non seulement il ne les ignorait pas mais il les côtoyait de près. Son refus d’entrer dans le moule de la littérature officielle, dans l’orthodoxie esthétique de la littérature d’alors, fait aujourd’hui la force de son œuvre qui n’appartient à aucune chapelle littéraire et à aucune mode au final en isme.

Son itinéraire d’homme pluriel, sa pensée sans cesse en mouvement, sa remarquable lucidité, ses sujets de prédilections, demeurent très actuels. Ses écrits sur la fausse parole restent plus que jamais pertinents.

N’oublions pas ses poèmes, âpres et rugueux, sortis tout droit de l’humus, qui convoquent les sens et l’esprit. Il y circule une sève sans pareille qui s’inscrit pleinement dans ce qu’on appelle aujourd’hui, à la suite de Kenneth White, une démarche géopoétique. La poésie était pour Robin la seule parole qui vaille, la seule éclaircie de sa sombre vie : Ecrire c’est mon repos, mon bonheur.

On ne peut que constater aujourd’hui l’incroyable survie de l’œuvre de Robin, toujours présente et vivante après bien des péripéties et des vicissitudes, dont son sauvetage de la décharge publique par ses amis Claude-Roland Manuel et Georges Lambrichs et une publication peu rigoureuse dans les années 70 par Alain Bourdon et Henri Thomas.

Depuis l’important travail réalisé par Françoise Morvan (publié dans Ecrits Oubliés par les éditions Ubacs en 1986 et Fragments par Gallimard en 1992), la connaissance de la vie et de l’œuvre d’Armand Robin a considérablement progressé. Jean Bescond a créé un site consacré à Armand Robin, qu’il enrichit régulièrement et met à jour avec passion. Ce site très riche, qui comprend une chronologie rigoureuse, des témoignages, une iconographie, des textes inédits à la disposition de tous ainsi que l’aurait apprécié Armand Robin, a permis l’émergence de projets éditoriaux autour de Robin.

Plusieurs publications sont parues ces dernières années, mettant à jour nos connaissances de ses textes. Les lettres de Robin à Jean Guéhenno et à Jules Supervielle sont désormais publiées. La revue A Contretemps a consacré un numéro entier à Robin. Un remarquable essai biographique bien documenté d’Anne-Marie Lilti repose sur une chronologie désormais bien établie, qui s’appuie sur celle réalisée par la monographie publiée par Skol Vreizh. On peut aussi désormais lire les écrits libertaires de Robin, qui montrent son engagement constant au sein du mouvement anarchiste, aspect qui avait été auparavant négligé.

On s’intéresse de plus en plus à Robin, à juste titre, depuis quelques années : conférences, lectures, soirées, spectacles, émissions, dossiers et articles dans les revues (Hopala ! et Spered Gouez n°18 récemment). On peut obtenir l’actualité d’Armand Robin auprès de Jean Bescond qui rassemble dates et informations.

La Bibliothèque Municipale de Carhaix accueille depuis 1989 le fonds Armand Robin, constitué par Jean Bescond à partir de précieuses archives.

Quelques repères

Sources : la biographie Armand Robin d’Anne-Marie Lilti (voir Repères bibliographiques) et le site dédié à Armand Robin :

 

Repères biographiques

Naissance le 19 janvier 1912 dans la ferme de Kerfloc’h à Plouguernével, près de Rostrenen dans le centre de la Bretagne bretonnante.
8e enfant d’une famille paysanne modeste.
1918 : Ecole publique de Rostrenen où il apprend le français.
1928-1929 : Renvoi de l’institution privée Notre-Dame de Compostal de Rostrenen. Baccalauréat mention Bien au Lycée Anatole Le Braz de Saint-Brieuc.
1929 : Entrée en tant que boursier en khâgne au Lycée Lakanal de Sceaux, où il eut Jean Guéhenno comme professeur. S’inscrit à la Sorbonne la même année.
1933 : Voyage en Pologne et en URSS.
1934 : Premier échec au concours de l’Agrégation. Deux autres échecs suivront, en 35 et 36.
1936 : Publication de Hommes Sans Destin ( devenu première partie de son roman Le temps qu’il fait) dans la revue Europe.
1940 : Publication de Ma vie sans moi par Gallimard.
1941 : Employé au Ministère de l’Information (service des écoutes radiophoniques en langues étrangères), d’où il démissionne en 1943.
1942 : Publication de Le temps qu’il fait par Gallimard.
1944 : Bulletins d’écoute pour l’Agence d’Information et de Communication, transmis à la presse issue de la résistance Combat et L’Humanité.
1944-1958 : Publication d’articles dans les journaux anarchistes.
1944 : Parution de la Liste Noire du Comité National des Ecrivains (proche du Parti Communiste) à laquelle le nom de Robin a été ajouté à la demande semble-t-il d’Aragon.
1945 : Publication des Poèmes Indésirables par la Fédération Anarchiste.
1946 : Secrétaire de la Fédération Anarchiste de la Région sud-Paris. Il se lie avec Georges Brassens, Maurice Ragon, Pierre Béarn, Maurice Nadeau.
1951 : Début des émissions Poésie sans Passeport, en collaboration avec Claude-Roland Manuel.
1953 : Publication de La Fausse Parole par les Editions de Minuit.
1953-1958 : Traductions diverses. Parution de Poésie non-traduite (2 tomes).
Suivent des années difficiles : dettes, menaces de saisie, affaiblissement physique et intellectuel.
1961 : Décès à l’âge de 49 ans, le 30 mars, à l’infirmerie spéciale du Dépôt, après avoir été arrêté pour désordre sur la voie publique. Les circonstances de sa mort ne sont pas à ce jour élucidées. Les témoignages et documents datant des mois précédant sa mort montrent des signes chroniques d’une santé préoccupante et négligée.

 

Repères bibliographiques

 Pour une approche de l’œuvre d’Armand Robin

  • Armand Robin : Le cycle du pays natal (poésie, textes concernant la Bretagne réunis par Françoise Morvan), éditions La Part Commune. C’est l’ouvrage que je conseille à ceux qui veulent découvrir Armand Robin.
  • Armand Robin : Le temps qu’il fait, collection L’Imaginaire, Gallimard
  • Armand Robin : Ma vie sans moi, Gallimard (malgré l’édition tronquée)
  • Armand Robin : La fausse parole (présentation et notes de Françoise Morvan), éditions Le temps qu’il fait, 2002
  • Armand Robin : Lettres à Jean Guéhenno (présentées par Jean Bescond), libraire éditeur La Nerthe, collection classique, 2006
  • Armand Robin : Le combat libertaire (édition établie par Jean Bescond, introduction de Anne-Marie Lilti), Jean-Paul Rocher Editeur, 2009. Je recommande cet ouvrage aux lecteurs avertis, ayant déjà abordé l’œuvre d’Armand Robin et lu les précédents ouvrages.
  • Bibliographie complète et détaillée sur le site :

 

Sur Armand Robin

  • Anne-Marie Lilti : Armand Robin, le poète indésirable, essai biographique, éditions Aden, collection Cercle des poètes disparus, 2008
  • Jean Balcou, Jean Bescond, Paolig Combot : Armand Robin, la quête de l’universel, monographie et documents, Skol Vreizh, 1989
  • Revue A contretemps n°30, entièrement consacré à Armand Robin en 2008: version numérique à consulter sur http://acontretemps.org/spip.php?rubrique54

(Ces ouvrages sont disponibles dans les bonnes librairies, et en particulier au Café-librairie L’Autre Rive à Berrien…)

Liens vers le site de  Marie-Josée Christien et de la revue Spered Gouez mais aussi : Les Editions Sauvages, Magazine ArMen , Tertium Editions , Jacques André Editeur


 

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Marie-Josée Christien
Marie-Josée Christien est poète et critique. Elle est responsable de la revue annuelle Spered Gouez / l’esprit sauvage qu’elle a fondée en 1991. Lauréate du prix Xavier-Grall pour l’ensemble de son œuvre, traduite en allemand, bulgare, espagnol, portugais et breton, elle est présente dans une trentaine d’anthologies et d’ouvrages collectifs. Elle a publié une vingtaine d’ouvrages dont Lascaux & autres sanctuaires (Jacques André Editeur), Conversation de l’arbre et du vent (liste de référence du Ministère de l’Education Nationale en 2013, Tertium éditions), Les extraits du temps (Les Editions Sauvages), Aspects du canal (Sac à mots éditions), et en 2014 aux Editions Sauvages, Temps morts (préface de Pierre Maubé) et Petites notes d’amertume (préface de Claire Fourier).

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