Les Bretons n’ignorent rien de leur scène rock, grâce notamment aux deux tomes de ROK rédigés par Frank Darcel et Olivier Polard. Curieusement, aucun ouvrage n’était consacré aux musiques inspirées de la ou des tradition(s). Un vide comblé par l’ouvrage d’Arnaud Choutet, déjà remarqué avec son ouvrage Country rock. Présentation de Bretagne Folk, néo-trad et métissages – coup de coeur 2015 de l’Académie Charles Cros – et entretien avec l’auteur.
Depuis le renouveau folk des années 1970, jusqu’aux musiques actuelles mêlant instruments traditionnels et technologie, la production musicale bretonne est constante et abondante. Elle jouit d’une réelle reconnaissance – les nuits de la Saint-Patrick ont rempli trois fois le stade de France, Nolwenn Leroy a vendu plus de 1,2 million d’exemplaires de Bretonne – mais, faute de médiation suffisante, hormis les artistes reconnus depuis des décennies (Stivell, Dan Ar Braz, Tri Yann, Gilles Servat), la création passionnante contemporaine reste méconnue. Dans cette anthologie, l’auteur dissèque une discographie sélective, triée parmi les albums essentiels des quarante dernières années. Derrière l’œuvre phare des artistes les plus emblématiques, se trouve ici présentés plus d’une centaine de disques, reflets d’un vivier musical remarquable. Des groupes de fest-noz à Gwendal, Didier Squiban ou Denez Prigent, Arnaud Choutet dresse un tableau d’ensemble de cette scène musicale. « Bretagne, nous te ferons », écrivit, il y a quarante ans, le barde breton Xavier Grall. Depuis, la musique n’a cessé d’être le creuset et le vecteur principal de l’identité bretonne. Elle s’est développée et déclinée sur tous les tons, s’adaptant aux genres établis (le folk, le rock, le jazz) tout en conservant le son et les accents des origines, ce qui n’a fait que la renforcer. L’épreuve du temps détermine la durée de ces habillages successifs, mais comme le support est de qualité, cette culture populaire assure son renouvellement dans des versions toujours plus inventives, savantes et métissées.
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Unidivers – Vous êtes né à Paris en 1968. Vos parents vous ont-ils biberonné à la musique celtique qui connaissait son revival ?
Arnaud Choutet : Ce n’est pas comme çà que j’ai découvert cette musique (rires) ! Il m’a fallu passer par l’Amérique. Après mes études de commerce, j’ai décidé de travailler dans l’action sociale. Un projet avec ADT Quart Monde m’a envoyé à Minneapolis puis à Washington. Là-bas, je suis tombé raide dingue de la musique country, de Pete Seeger, de Woodie Guthrie… et me suis mis à jouer du banjo !
– Et au retour en France, on vous a parachuté en Bretagne ?
: Pas tout de suite ! Disons que je me suis arrangé pour trouver un travail dans ce pays où le maillon de la tradition n’a jamais été rompu. Installé à Vannes, je consacre beaucoup de mes loisirs à jouer de la bombarde au sein du Bagad Igan.
– Et vous écrivez beaucoup ! Vous publiez en 2014 une anthologie sur le Country rock (saluée par la presse) et quelques mois plus tard, cette somme sur le folk breton. Quelles sont vos motivations ?
: La musique est le vecteur emblématique de l’identité bretonne contemporaine et contribue à son attractivité. J’avais envie de témoigner de l’évolution de la création et de le transmettre aux générations actuelles et futures.
– Vous commencez par tordre le coup à certaines idées reçues en indiquant que cette musique s’est nourrie de l’apport des « envahisseurs », Romains et autres Vikings… et des Croisés retour du Moyen-Orient.
Oui, la Bretagne rêvée, fantasmée remonte à la grande vague romantique du XIXe siècle. La musique et les chants ont commencé à être transcrits au cours du même siècle par Théodore Hersart de la Villemarqué dans son mythique Barzaz Breiz.
– Le brassage continue. Il est même parfois déroutant. Ainsi vous relevez un propos d’Alan Stivell dans Ouest-France en 1973 : « Bro Goz Ma Zadou (l’hymne breton) et Dalc’h Sonj sont d’inspiration germanique ».
: A chaque époque ses références ! La nôtre est plus portée sur les Balkans (Érik Marchand), le Maghreb (Mugar, Talweg, Taÿfa…) et le reste de l’Afrique (Youssou N’Dour et Khaled avec Alan Stivell, le Mali pour Jacky Molard, Johnny Clegg avec le Bagad Kemper…).
– Sans oublier les échanges avec le monde celtique ! Vous soulignez d’ailleurs le rôle de la Brittany Ferries qui facilite la circulation des musiciens et du public.
: Effectivement, ce n’est pas rien pour le Festival Interceltique de Lorient qui donne toute la mesure de l’engouement pour le pan-celtisme.
– Revenons un peu sur la naissance de cette vague, à Paris où se déroulaient les « hootenanies »
: Curieusement, l’Amérique y a contribué, indirectement. En effet, l’American Center accueillait des sessions musicales « trad’ » hebdomadaires et fort conviviales où l’on écoutait Alain Cochevelou (pas encore Stivell) jouer avec Steve Waring ou Dan Ar Braz. On y croisait aussi Maripol, Claude Besson, Philippe Moizan, Louis Capart…
– Et Glenmor peut-être ?
: Il ne se rattachait pas vraiment à ce mouvement. Le poète éveilleur avait son propre circuit. Vénéré en Belgique, le « barde de petite Bretagne » était virulent, sûr de lui, et – il faut l’admettre – très charismatique.
– On peut dire que c’est Stivell qui incarne ce courant ?
: Effectivement, après ses deux excellents disques Reflets et Renaissance de la harpe celtique, il continue à émanciper le répertoire avec Pop Plinn, une création électrique. Son 4ème album, enregistré lors d’un concert triomphal à l’Olympia en 1972, est vendu à 1 million et demi d’exemplaires !
– La même année, il figure à l’affiche du premier festival « pop celtic » à Moëlan-sur-mer avec les sœurs Goadec, Gilles Servat, Tri Yann…
: On peut dire que 1972 fut une année charnière. Le « Manifeste des chanteurs bretons » était signé par tous ces artistes (y compris Glenmor) qui s’engageaient à « mettre leurs chansons au service de la lutte de libération politique, économique et sociale du peuple breton ». D’ailleurs, ils apportèrent leur contribution aux grands conflits sociaux de l’époque (le Joint Français à Saint-Brieuc, notamment). 1972 fut aussi l’année de lancement de Dastum pour recueillir le patrimoine oral. Ils ont depuis collecté 70 000 chants !
– Après cet âge d’or, on observe un reflux du marché dans les années 80…
: Le mouvement s’essouffle. L’irruption du CD profite plutôt aux « célébrités » : Stivell, Servat, Tri Yann, Dan Ar Bras… Mais les échanges vont bon train, amenant de nouveaux instruments, des nouveaux timbres. Les fest-noz remettent à l’honneur la complainte, la gwerz, magnifiquement portée par Yann Fanch Kemener. Pas franchement rigolo. Denez Prigent saura élargir le public avec son registre qui semble venir de la nuit des temps et s’enrichit de l’électro.
– Chacun de ces artistes fait l’objet d’une double page dans votre anthologie. Même Nolwenn Leroy !
: Il est de bon ton de la dénigrer, je sais ! Cependant elle a joué un rôle non négligeable dans la reconnaissance du patrimoine chanté breton : 1,4 millions disques vendus, tout de même ! C’est une interprète séduisante mais il lui manque l’étoffe d’une musicienne.
– Vous défendez aussi la cause beaucoup moins connue du grand public, de Bertrand Ôbrée.
: Le directeur de Chubri, avec son groupe Obrée Ali, a introduit la notion de chant contemporain en gallo. Leur disque de 2008 n’a pas eu de suite malheureusement.
Unidivers : les Cubains avaient le Buena Vista Social Club. Avec vous, on apprend que les Bretons ont leur Celtic Social Club !
Arnaud Choutet : Oui, c’est une idée du batteur Manu Masko qui a rameuté ses copains de Red Cardell, le virtuose de la cornemuse Ronan Le
Bars, le violoniste Pierre Stephan, le bassiste Richard Puaud, et Jimme O’Neill, leader des Silencers. Porté par des arrangements inventifs pour un répertoire rafraichissant, leur album (sorti en 2014 chez Keltia Musique) a l’allégresse du trip-hop, les déchirures de la soul et la poésie du folk. Il apporte surtout une énergie et une joie de vivre qui trouvent leur aboutissement sur scène.
On attend plus que Wim Wenders pour les faire connaitre au monde entier !