Faisant fi du bruit de la rentrée littéraire, L’art de la joie (L’arte de la gioia) – chef-d’œuvre écrit entre 1967 et 1976 par l’auteure sicilienne Goliarda Sapienza (1924-1996) – vient de paraître en format poche aux Éditions Le Tripode.
Voilà une joyeuse opportunité de revenir sur une aventure éditoriale hors-norme. Exhumé à titre posthume par la maison d’édition Stampa Alternative en 1998, avant d’être traduit en français par Nathalie Castagné en 2005 pour parution aux Editions Viviane Hamy, L’art de la joie a connu un succès inattendu. En l’absence de l’auteure, c’est Frédéric Martin, alors éditeur chez Viviane Hamy et aujourd’hui directeur des éditions Le Tripode, qui encouragea sans relâche les libraires à découvrir ce texte, vendu depuis à quelque 250 000 exemplaires.
À lire ou à relire, l’histoire de l’héroïne Modesta, née le 1er janvier 1900, traverse comme un ovni la première moitié du XXe siècle et son lot de mutations sociales, techniques, politiques, morales et affectives. La vie de Modesta s’entremêle avec celle de l’auteure Goliarda Sapienza.
Le vent de ses yeux m’emporte vers lui, et même si mon corps immobile résiste, ma main se retourne pour rencontrer sa paume. Dans le cercle de lumière, la vie de ma main se perd dans la sienne et je ferme les yeux. Il me soulève de terre, et dans des gestes connus l’enchantement de mes sens ressuscite, réveillant à la joie mes nerfs et mes veines. Je ne m’étais pas trompée, la Mort me surveille à distance, mais juste pour me mettre à l’épreuve. Il faut que j’accepte le danger, si seul ce danger a le pouvoir de rendre vie à mes sens, mais avec calme, sans tremblement d’enfance.
Le mal réside dans les mots que la tradition a voulus absolus, dans les significations dénaturées que les mots continuent à revêtir. Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. Beaucoup de mots mentaient, ils mentaient presque tous. Voilà ce que je devais faire : étudier les mots exactement comme on étudie les plantes, les animaux. Et puis, les nettoyer de la moisissure, les délivrer des incrustations de siècles de tradition, en inventer de nouveaux, et surtout écarter pour ne plus m’en servir ceux que l’usage quotidien emploie avec le plus de fréquence, les plus pourris, comme : sublime, devoir, tradition, abnégation, humilité, âme, pudeur, cœur, héroïsme, sentiment, piété, sacrifice, résignation.
Goliarda Sapienza vit le jour dans une famille socialiste anarchiste sicilienne très active (son père, avocat, fut une figure importante du socialisme sicilien et sa mère était directrice du Grido del popolo, Le Cri du peuple, dans lequel écrivait Antonio Gramsci). Tout la destinait à cette stature de reine solaire, indépendante et farouche, que son œuvre traduit à travers une ode à la rébellion, à la liberté et au militantisme. Les imperfections et les changements de style confèrent une vitalité palpitante au texte qui ne souffre aucune comparaison, aucune mise aux normes. Politique, sensuel, féministe – sans doute trop avant-gardiste pour les éditeurs italiens des années 70 – L’art de la joie est un pur hymne à la vie. Aurait-il pu en être autrement étant donné qu’il nous est conté par une sage goliarde ?
En effet, le terme Goliard (Goliarda) désigne au Moyen-Âge un clerc itinérant qui vivait en marge des lois de l’Église en se délectant de joyeuses musiques et chansons ; quant à Sapienza, elle traduit bien entendu la sagesse. L’Art de la joie constitue ainsi un stimulant et rafraichissant conte subversif de formation à la sagesse. À avoir et lire en poche.
Quiconque a connu l’aventure de doubler le cap des trente ans, sait combien il a été fatiguant, âpre et excitant d’escalader la montagne qui des pentes de l’enfance monte jusqu’à la cime de la jeunesse, et combien a été rapide, comme une chute d’eau, un vol géométrique d’ailes dans la lumière, quelques instants et… hier j’avais les joues fraiches des vingt ans, aujourd’hui – en une nuit? – les trois doigts du temps m’ont effleurée, préavis du petit espace qui reste et de la perspective finale qui attend inexorablement… Première, mensongère terreur des trente ans.
Non, on ne peut communiquer à personne cette plénitude de joie que donne l’excitation vitale de défier le temps à deux, d’être partenaires dans l’art de le dilater, en le vivant le plus intensément possible avant que ne sonne l’heure de la dernière aventure. Et si cet homme – mon vieux petit ami – s’étend sur moi avec son beau corps lourd et léger, et me prend comme il le fait maintenant, ou me baise entre les jambes comme Tuzzu le faisait autrefois, je me retrouve à penser bizarrement que la mort ne sera peut-être qu’un orgasme aussi comblant que celui-là.
C’est dans l’anonymat que Goliarda Sapienza meurt en 1996. Elle ne trouve la reconnaissance qu’après sa mort avec le succès en 2005 de la parution en France, par Frédéric Martin, du roman L’Art de la joie. Il reparait le 26 mars 2015 aux Tripode (trad. Nathalie Castagné), 640 pages, 23,00 €. Parution en poche, 27 octobre 2016, 800 pages, 14,50 €. Les Éditions du Tripode ont entrepris la publication des œuvres complètes de Goliarda Sapienza.