Avec Aveu de tendresse, la jeune romancière rennaise Cécile Cayrel signe une œuvre singulière, à la croisée du roman policier, du récit introspectif et du plaidoyer existentiel. Ce huis-clos oppressant nous plonge dans la garde à vue de Samuel Haenel, un homme solitaire hypersensible. En adoptant Betty, un adorable poisson-clown, le candide jeune homme intérimaire chez Supergel rompt avec la solitude mais se retrouve projeté dans une improbable affaire criminelle. Il est accusé du meurtre de Jacques Morel, le vendeur de jardinerie-aquariophilie retrouvé égorgé dans son appartement…
“J’étais seul et il fallait que ça cesse, alors comme plein d’autres gens j’avais décidé d’acheter de la compagnie.”
Une confession qui s’étire… entre suspense et digressions…
Le roman Aveu de tendresse s’ouvre sur un cadre glaçant : Samuel, enfant unique né à Brest, vivant rue de Dinan à Rennes, est interrogé par la commissaire Delair, femme rigoureuse et perspicace. L’affaire semble claire : le cadavre de Jacques Morel a été retrouvé chez lui, et il n’a pas pris d’avocat. Pourtant, Samuel refuse de se contenter d’un simple aveu. Il exige de raconter toute l’histoire dans un monologue détaillé : comment une situation banale dérape vers un enchaînement insolite…
Ce désir de tout expliquer, parfois jusqu’à l’absurde, confère au roman une tonalité originale. À l’image de Penelope ou Shéhérazade, Samuel ne cesse de différer l’instant du jugement, se perdant dans des digressions autour de l’aquariophilie, sa solitude ou encore la nature humaine. Ce jeu narratif, bien que subtil est répétitif, il est susceptible de frustrer certains lecteurs, mais il confère à l’ensemble une appréciable densité psychologique.
…entre drame et absurde…
Le roman Aveu de tendresse commence dans une jardinerie. En quête d’un compagnon pour briser sa solitude, Samuel se laisse séduire par l’idée d’un poisson-clown. Mais son projet se heurte aux exigences de l’aquariophilie : un poisson-clown ne peut pas simplement être placé dans une baignoire. Jacques Morel, vendeur passionné – mais lui-même en proie à une profonde mélancolie, – lui propose alors un aquarium d’occasion. Ce geste anodin est le point de départ d’une relation complexe, entre bienveillance et fragilité.
« J’ai dû sembler fatigué, il a ajouté :
— Vous souhaitez acheter un poisson. Il faut que vous ayez un lieu pour l’accueillir, pour en prendre soin. Vous comprenez ? Ce n’est pas possible de rentrer chez vous pour le mettre dans une baignoire. Vous n’aurez jamais le bon taux de salinité.
Je n’avais pas du tout pensé au taux de salinité. La vérité c’est que je ne savais pas y faire. Ça m’a déprimé. J’avais choisi un animal simple mais même ça, même m’occuper d’un poisson, je m’y prenais mal. Jacques a appuyé sur quantité de touches et l’écran du tableau de bord s’est illuminé de diagrammes et de chiffres qui devaient signifier quelque chose.
— Là, le taux se calcule tout seul.
J’hésitais. Il a répété.
— Vous ne pouvez pas adopter un poisson-clown sans le matériel adéquat. Vous risquez de le tuer. Donc prenez.
Il semblait si concerné, si investi dans mon achat que je n’ai plus songé à ce dont j’avais envie, à ce qui était possible, mais uniquement à être à la hauteur de son engouement. J’ai voulu m’élever. Être quelqu’un d’autre. Alors d’un mouvement de tête, j’ai accepté. Il a levé des paumes satisfaites vers le plafond et ça m’a fait plaisir de faire plaisir. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai eu l’impression d’être une bonne personne.
Là-dessus, j’ai interrompu mon récit et regardé ma commissaire.
— Jacques est, était le genre de type qui vous embarque aux antipodes de ce que vous êtes. Comme un astre puissant vous ferait dévier de votre orbite : sans qu’on s’en rende tout de suite compte, vous avez bougé et plus jamais vous ne retrouverez l’ancienne trajectoire. Je vous le dis parce qu’à un moment vous allez vous demander pourquoi je suis allé aussi loin. Ça ne s’explique pas.
Le tic tic tic du clavier s’est arrêté. Elle a levé la tête.
— Du genre à vous pousser au meurtre ?
Je n’ai pas relevé parce que je savais qu’elle disait ça comme ça et qu’en réalité elle avait tout à fait compris, alors j’ai repris, expliquant que je m’apprêtais à faire demi-tour, mais que déjà Jacques avait entrepris de faire rouler l’aquarium en direction d’une porte qui s’ouvrait sur le parking à l’arrière du magasin. J’ai dit que j’étais venu à vélo et que je ne pouvais pas transporter le bassin aujourd’hui. Il m’a considéré à nouveau, digérant l’information. J’ai eu l’impression de l’avoir déçu. Il a regardé sa montre, jeté un œil par-dessus son épaule pour être sûr que l’autre vendeuse était bien partie.
— Vous habitez où ?
Mon appartement était le seul endroit dans lequel je me sentais bien, parce que personne n’y venait jamais. J’occupais seul quarante mètres carrés au premier étage d’un immeuble des années cinquante, un bâtiment sans charme et bruyant qui avait pour principal attrait d’être bien situé.
— Dans le centre.
C’était la réponse d’une personne qui ne souhaitait pas en dire plus, mais imperméable, Jacques a insisté :
— Où exactement ?
J’ai toujours été faible, j’ai dit :
— Rue de Dinan.
— On peut se garer, au moins en double file, non ?
Je n’ai pas répondu. Il a levé une main autoritaire comme si je venais de le supplier de me ramener à la maison. Oui il a levé une main ferme pour dire, n’en parlons plus c’est décidé.
— J’ai une voiture et une pause d’une heure dans dix minutes. Ça peut le faire. »
De fil en aiguille, l’histoire bascule dans l’invraisemblable et le tragique. Le récit de Samuel oscille entre humour absurde et drame psychologique. Certains y verront une critique de la solitude moderne, d’autres un regard tendre sur des êtres en marge. Quoi qu’il en soit, la construction du roman joue avec les attentes du lecteur : le crime n’est qu’un prétexte pour explorer l’étrange amitié entre Samuel et Jacques, et sonder les abîmes de l’âme humaine.
… où un personnage à vif devient miroir d’une société en décalage
Samuel Haenel est un antihéros poignant. Ex-alcoolique, enchaînant les missions d’intérim insipides – intérimaire chez Supergel, il veille à ce qu’aucun surimi ne dépasse des boîtes, – il peine à trouver sa place dans le monde. Son besoin d’amour et de compréhension est palpable. Quant à sa manière de tout analyser avec minutie, elle révèle une hypersensibilité désarmante. Il y a quelque chose de tragique dans ce personnage qui s’accroche à des détails pour ne pas sombrer, qui voit dans un simple poisson une lueur d’espoir. Elle s’appelle Betty, ses lèvres sont délicatement ourlées et elle fait des ronds dans l’eau comme personne. Plus rien ne pourra les séparer…
Sa relation avec la commissaire Delair est sans doute l’un des points forts du roman. Femme d’expérience, pressée d’obtenir des réponses concises, elle doit affronter un suspect qui refuse la simplification. Peu à peu, leur joute verbale devient un duel à la fois tendu et intime. Samuel, en cherchant à tout dire, lui impose une forme d’écoute qu’elle n’a pas l’habitude d’accorder. Ce face-à-face se révèle fascinant : qui, au final, contrôle la situation ?
Cécile Cayrel déroule un récit de la parole-pouvoir
« La parole de Samuel dans Aveu de tendresse, j’ai essayé de l’aider à émerger, comme si elle était une matière autonome. Sans être trop présente, trop en surplomb, sans me demander ce qui faisait joli. Il ne fallait pas que la langue fasse sa belle, se regarde dans le miroir. »
Aveu de tendresse est une réflexion sur le pouvoir du récit. Samuel cherche à se faire comprendre, à contrer la vision binaire de la justice. Souvent jubilatoire et teinté d’humour, son monologue jaculatoire explore les mécanismes de l’explication et de la persuasion.
Le roman interroge aussi la façon dont la société perçoit les hommes vulnérables. Samuel, avec son besoin maladif d’être compris, dérange. Il incarne un type de masculinité qui n’entre pas dans les cases habituelles, une fragilité souvent moquée ou incomprise. Son aveu, plus qu’un plaidoyer d’innocence, devient un cri du cœur.
Si certaines longueurs dérouteront (bien excusables chez un jeune talent de 34 ans), le roman récompense le lecteur patient par un dénouement à la hauteur de l’attente. Les derniers chapitres, plus rythmés, révèlent des surprises bien amenées. La conclusion délivre un éclairage inattendu…
Avec Aveu de tendresse, Cécile Cayrel livre une œuvre singulière, déroutante et captivante. Loin des thrillers classiques, elle dépeint une humanité fragile et attachante, explorant avec finesse la solitude, la dépression et le besoin de reconnaissance. Ce récit, oscillant entre introspection et suspense, confirme le talent de cette jeune auteure rennaise.
Aveu de tendresse, Cécile Cayrel, parution : 05 février 2025 papier : 20 euros numérique : 13,99 euros 252 pages 130 x 190 mm broché EAN 978-2-487858-06-0