Parler de 1984, de novlangue, ou de toute autre référence à George Orwell est devenu une habitude dans de nombreux débats. Pourtant, loin de ses œuvres les plus connues, l’écrivain britannique était aussi engagé politiquement, et défendait l’idée d’une décence commune propre au monde des personnes simplement bienveillantes, des gens ordinaires, notamment ouvriers. Aujourd’hui, à droite comme à gauche, on se bat pour récupérer cet héritage.
Qui était Orwell ? Près de 70 ans après sa mort, la longue silhouette de l’écrivain britannique plane toujours dans les esprits. Figure incontournable d’un XXe siècle politique et littéraire, on retient de lui ses principales œuvres : 1984, La Ferme des Animaux, parfois encore Hommage à la Catalogne. Mais plus que l’homme, peut-être plus que ses livres, on garde l’adjectif : orwellien.
Il suffit à lui seul à résumer comment Éric Arthur Blair — George Orwell était son nom de plume — est entré dans les imaginaires. On a conservé de lui ce qualificatif contre les menaces totalitaires, cet avertissement de la dystopie, l’anticipation du pire comme arme de dénonciation.
Il faut reconnaître que ce ton-là est particulièrement au goût du jour. Avec l’élection de Donald Trump, en novembre 2016, son roman d’anticipation 1984 a atteint des niveaux de vente record. En quelques mois, 47 000 exemplaires se sont écoulés aux États-Unis. Son éditeur a dû en réimprimer 75 000 autres. La fin de l’histoire, annoncée après la guerre froide, a trouvé sa propre fin, une nouvelle incertitude s’est installée, aussi bien politique que technologique et environnementale, et nous pousse à le (re)découvrir.
Les références à son œuvre se multiplient donc logiquement. On rappelle l’omniprésence des « télécrans » et la surveillance généralisée, on rapproche la propagande du « Ministère de la Vérité » de la prolifération des « fake news », on évoque la « novlangue » pour critiquer la langue de bois et les langages du management.
À son époque, Orwell alertait les socialistes britanniques sur le totalitarisme de l’URSS stalinienne. Lui-même avait failli en payer le prix fort, d’ailleurs. Engagé dans la guerre civile espagnole contre les franquistes, il a dû fuir Barcelone pour ne pas être arrêté — et probablement abattu — par les forces staliniennes. L’URSS disparue, sa critique est restée, en changeant d’objet. Désormais, elle porte sur notre monde actuel, sur les menaces rendues possibles par de nouvelles technologies.
Le succès de Black Mirror est le reflet sans doute de cette analyse orwellienne du monde. Dans cette série, chaque épisode est consacré à une nouvelle dystopie, où les nouvelles technologies ont la belle part, de la téléréalité aux microrobots, en passant par les réseaux sociaux.
Mais à parler de cet Orwell-là, on en oublie l’homme qu’il était vraiment, et les idées qu’il défendait. S’il combat le totalitarisme, c’est d’abord parce qu’il se définit, à partir de 1936, comme un socialiste lui-même. Mais un socialiste à rebours des appareils de parti et des intellectuels officiels.
« Il s’est vraiment inquiété du magistère dédié aux intellectuels technocratiques dans la société socialiste à venir », expliquait Michael Walzer, philosophe américain et spécialiste d’Orwell, dans le Magazine littéraire. En particulier, il se méfie des intellectuels du parti travailliste britannique. « Pour beaucoup de ceux qui se réclament du socialisme, la révolution n’est pas un mouvement de masses auquel ils espèrent s’associer, mais un ensemble de réformes que nous, les gens intelligents, allons imposer aux basses classes », s’indigne George Orwell dans Le Quai de Wigan. En utilisant les théories marxistes pour assurer leur emprise sur le parti travailliste, ces intellectuels, selon lui, rompent avec l’égalitarisme radical qu’il défend, et qui pour lui est la base du socialisme.
Contre ces théoriciens, l’écrivain britannique développe progressivement une conception de ce qu’il nomme « common decency », une décence commune.
Pour lui, cette décence, ce sont les qualités présentes au sein des gens ordinaires (simplement et ordinairement humain ne signifie pas idiot ou dénué de sensibilité, bien au contraire), chez les ouvriers, chez les employés et toutes les personnes bienveillantes et attentives aux autres. Des valeurs de solidarité, de tolérance, de respect, de goût du travail, le rejet du machinisme et du productivisme. « Cela ne constitue pas une morale en bonne et due forme, mais assure un sens spontané de ce qui doit se faire ou ne doit pas se faire », expliquait Bruce Bégout, philosophe auteur d’un ouvrage sur George Orwell, dans une interview donnée au magasine Article 11. Elles ne sont pas théoriques, à l’inverse des idéologies socialistes, mais s’ancrent profondément dans les pratiques quotidiennes.
« C’est cette faculté même d’être attaché aux autres dans leur caractère ordinaire, qui est aussi le nôtre, qui nous prévient contre toute action violente contre eux, contre toute volonté de domination », précise encore Buce Bégout.
Dans une logique à la fois de rapport à la communauté et de domination par d’autres classes sociales, ils développent cette entraide à la fois comme fraternité naturelle, mais aussi comme une entraide nécessaire à leur résilience. La solidarité s’exprime ici avec son double sens. À la fois ces classes populaires se montrent généreuses, et à la fois les individus se lient les uns aux autres, à travers des logiques de don et de contre don.
À l’inverse des révolutionnaires qui veulent, du passé, faire table rase, et qui espèrent créer, avec un monde nouveau, un homme nouveau, la décence commune ouvrière permet à George Orwell de célébrer ce vieux monde. Il s’oppose au productivisme, au machinisme, célèbre la nature et les traditions. Certains le taxent de conservateur, il répond que ce ne sont pas là des valeurs propres aux Tories, mais que ce sont-là des valeurs britanniques.
Si cette décence est propre aux gens de peu, c’est que les intellectuels et les dirigeants ont perdu ce lien à la communauté et à l’ordinaire. Issu d’une bonne famille, scolarisé dans la très prestigieuse Eton public school, George Orwell développe très tôt ce rejet des élites — bien avant de cultiver ses idées socialistes.
Étudiant rebelle à Eton, il se révolte contre l’administration coloniale britannique alors qu’il sert comme sergent dans la police impériale au Myanmar. Commence alors sa rupture avec son monde bourgeois. En 1927 puis 1928, il vit le quotidien des sans-abris dans les bas-fonds de Londres et de Paris ; en 1934, il descend au fond des puits de mine de Wigan, près de Manchester.
A travers ses expériences, il se défait peu à peu de ses préjugés. Mais c’est surtout à cette occasion qu’il appréhende cette décence commune ouvrière, contre la machine et contre l’exploitation qu’il dénonce violemment dans « Le Quai de Wigan ». Combattant en Espagne, il retrouve cette solidarité ouvrière dans les milices du POUM, un parti révolutionnaire qui luttait contre Franco (mais aussi de temps en temps contre les anarchistes de la CNT), et célèbre cet effacement des barrières entre son éducation bourgeoise et les pratiques ouvrières, au-delà des préjugés. Ce sont ces expériences qui fondent sa vision politique : avant de théoriser, il vit — pleinement — ce qu’il défend.
S’il se décrit alors pleinement comme socialiste, son concept de décence commune ne fonde pas une idéologie ni une politique. « On ne saurait bâtir dessus un programme politique », juge Michael Waltzer, tandis que, à l’antenne de France Culture, Bruce Bégout juge qu’elle est seulement défensive : « elle prévient ce qu’il ne faut pas faire, et non pas ce qu’il faut faire ». Pour George Orwell, cette décence commune est une résistance face au pire, face au totalitarisme. Elle est une base pour les luttes politiques, à la fois pour s’adresser aux ouvriers, loin des poncifs socialistes qu’il critique violemment, et pour espérer construire une nouvelle société égalitaire.
L’idée de cette générosité spontanée des ouvriers est souvent reprochée. Elle est présentée comme idyllique, déconnectée du réel. Face aux pratiques d’entraide, on renvoie à la participation des ouvriers au totalitarisme, aux massacres. N’étaient-ce pas des ouvriers qui ont massacré les travailleurs immigrés italiens à Aigues-Mortes en 1893, s’interroge ainsi Le Vent se Lève ? « Le mal est toujours vécu comme une violence faite à la quotidienneté », répond Bruce Bégout. Il poursuit : « Cela ne veut pas dire que les gens ordinaires ne peuvent pas être pervers, mais que cette perversion nécessite la rupture totale avec leur monde de la vie. » L’origine du mal est ainsi extérieure à ce quotidien, ce qui autorise George Orwell à rester optimiste.
Cet optimisme de la décence commune, pourtant, s’est rapidement perdu. Avant de resurgir, pour la France, en 1995. Un professeur de philosophie alors peu connu du grand public, Jean-Claude Michéa, originaire de Montpellier, publie un essai dédié à George Orwell : « Anarchiste Tory ».
Il reprend à son compte le concept de décence commune de l’écrivain britannique, et en fait un principe politique. Orwell, dans sa jeunesse, s’était défini comme anarchiste conservateur. Jean-Claude Michéa reprend l’oxymore pour caractériser sa propre décence commune. Anarchisme contre des élites indécentes, coupées du monde réel, et contre les intellectuels qui veulent imposer leurs idéologiques coupées de la base. Conservatisme des classes populaires, avec l’attachement à son territoire, à son travail, à ses proches, à sa tradition.
Orwell avait vécu parmi les ouvriers. Jean-Claude Michéa avance son vécu de professeur dans les Landes, dans la « diagonale du vide ».
Et l’ancien professeur de philosophie renvoie ce vécu et les principes d’Orwell au visage d’une gauche qui, selon lui, a de nouveau trahi les classes populaires. Comme l’écrivain en son temps, il critique violemment des intellectuels qui veulent décider, pour le plus grand nombre, ce qui est préférable pour lui. Mais quand le premier s’opposait aux staliniens du parti travailliste, Jean-Claude Michéa a pour ennemi le libéralisme économique et culturel.
La décence commune définit un comportement correct et solidaire chez les classes populaires. En parlant de racisme, de sexisme, d’homophobie, les intellectuels libéraux se présentent — d’après lui — comme des donneurs de leçons, déconnectés des réalités du peuple. En portant des combats qu’il considère comme sociétaux, ils en oublient les combats sociaux, et délaissent dès lors ouvriers et employés. En divisant « le peuple » en multiples entités, ces intellectuels favorisent l’individualisme contre l’esprit de collectivité, et permettent au libéralisme culturel de rejoindre le libéralisme économique.
Ce conservatisme populiste, comme Jean-Claude Michéa le revendique, séduit certaines franges de la gauche… comme à droite, voire très à droite, parmi les habituels clients médiatiques du Point et du FigaroVox notamment. C’est ainsi qu’on peut voir Élisabeth Levy, rédactrice en chef de la revue Causeur, ouvrir ses colonnes au philosophe pour une longue interview.
Sur son aile gauche, les principaux partisans de l’ancien professeur de philosophie se retrouvent autour d’un journal militant en ligne, Le Comptoir. Mais il est aussi largement repris par ceux qui ont été désignés comme des « nouveaux conservateurs ». Issues des rangs de la gauche, ces personnalités médiatiques fraient pourtant beaucoup plus largement aux côtés de ténors médiatiques de la droite.
de cette galaxie, la plus connue reste sans doute Natacha Polony, présidente du Comité Les Orwelliens. À ses côtés, dans ce groupe qui se donne pour ambition de « diffuser auprès du public le plus large possible l’œuvre et la pensée d’Orwell », beaucoup de journalistes d’horizons divers… mais cohérents, du FigaroVox à Marianne en passant par l’Express et Causeur, ou encore la revue d’écologie conservatrice Limites. En économie, ils défendent le souverainisme contre l’Union européenne. En politique, ils alertent sur ce qu’ils estiment être le danger de l’islam politique.
Ces reprises conservatrices de l’écrivain britannique agacent cependant Jean-Jacques Rosat, qui leur répond dans un article publié dans le Magasine Littéraire. Quand Jean-Claude Michéa reprend l’expression d’anarchiste conservateur, le maître de conférences au collège de France lui répond : « Anarchiste tory, il l’a bien été de son adolescence jusqu’au milieu des années 1930, mais c’est précisément l’attitude dont il lui a fallu se défaire pour pouvoir être le socialiste qu’il est devenu à partir de 1936. »
Pour Orwell, cette posture est marquée par un double-rejet, un rejet des élites jugées incompétentes doublé d’un préjugé de classe, que l’écrivain n’aura de cesse de combattre à travers ses expériences.
D’autre part, comme le souligne Jean-Jacques Rosat, si Georges Orwell revêt d’une dimension conservatrice dans ses positions, il ne fait cependant aucune concession vis-à-vis des conservateurs, et reste radicalement ancré dans les milieux « gauchistes », comme il le concède lui-même.
Sa réponse à l’invitation de la duchesse d’Atoll, figure du parti conservateur britannique et surnommée la « duchesse rouge » pour ses positions contre le franquisme est éloquente. Celle-ci lui avait proposé de prendre la parole dans un meeting pour dénoncer l’emprise du communisme sur l’Europe de l’Est. Fermement, l’écrivain lui avait répondu : « J’appartiens à la gauche et dois travailler en son sein, quelle que soit ma haine du totalitarisme russe et de son influence délétère sur notre pays. »
Même s’il est mort il y a plus de 70 ans, la réponse reste toujours d’actualité.