Avec Au cœur des solitudes, sélectionnée pour le Prix de la BD Bretonne 2024, Lomig nous emmène, dans une balade écologique et initiatique, à travers les États-Unis en cours de constitution. Un roman graphique pour un récit ancien et contemporain. Magnifique.
Voir la vidéo ici : https://youtu.be/g0vy275Mrqw?si=pP5oVNzltr-aJQv7
Les pages sont parfois presque blanches. Elles éclatent de lumière. Elles montrent peu et elles montrent tout. Il suffit de quelques traits, quelques points à l’encre de chine pour que Lomig, fasse apparaitre la beauté magistrale de notre monde. Au détour d’une page, notre regard s’arrête, détaille les quelques fins nuages qui occupent provisoirement le ciel. Nos yeux se portent ensuite sur des courbes bordurées de pointillés noirs, plus ou moins denses, qui montrent des ombres et des lueurs au sommet des collines. Le dessin est alors épuré, laissant la lumière montrer le beau et le merveilleux : la nature. C’est elle l’héroïne de ce magnifique ouvrage, et Lomig s’en fait le porte-parole sachant quitter parfois les grands espaces pour dessiner des plantes dans leur beauté de simplicité. Un herbier, c’est justement ce que cherche à constituer John Muir. Âgé de vingt neuf ans, en cette année 1867, il vient de prendre une décision radicale dans sa vie : après avoir craint la cécité totale à la suite d’un accident de travail, il part, une fois la vue retrouvée, réaliser son rêve : marcher de l’Indiana vers le Sud des États Unis, à la rencontre de la vie sauvage, de la faune, de la flore et des grands espaces. Il va parcourir ainsi des centaines de kilomètres à pied pour rejoindre la Floride. « (…) je marche seul et je commence à perdre la notion du temps. Il m’arrive même d’oublier mon existence. (…) Ces moments me procurent un état de calme et de paix que je n’imaginais pas possible ».
Nous allons l’accompagner dans ces journées de marche, au rythme de cette balade, parfois silencieuse et contemplative, parfois emplie de rencontres où le dessinateur rennais peut librement donner cours à la richesse de dialogues forts. On croise ainsi un vieux sage à la barbe fleurie, un entrepreneur qui croit au progrès et aux ressources naturelles illimitées, trois gentils benêts et un bienfaiteur humaniste, avant de nous enfoncer dans les marigots de Floride, porteurs d’une fièvre qui fait resurgir les souvenirs de l’enfance, le départ d’Écosse, l’intransigeance du père. La navigation vers Cuba, New-York va remplacer alors la marche mais le parcours initiatique de John Muir, qui prend de plus en plus la figure d’un Abraham Lincoln, sur terre ou sur mer se poursuit.
« Je réalise à quel point, je me suis affranchi en peu de temps, de mon asservissement aux codes et aux institutions de la société. »
Ouvrage, éminemment écologique, la nature n’est pourtant pas le seul sujet de la bd, car Lomig se livre à un magnifique exercice de portraits de ces tout nouveaux américains sortant d’une guerre civile meurtrière et traumatisés par les combats. Elles sont remarquables ces gueules, ces silhouettes de ceux qui formeront « l’Amérique profonde ». Vieillard au colt menaçant, famille indienne terrifiée, migrants débarqués à New-York, constituent une galerie qui n’est pas sans rappeler les photos réalisées soixante ans plus tard par Dorothea Lange, Walker Evans et d’autres dans le cadre de la Farm Security Administration. Ces gens de peu, aperçus furtivement disent les difficultés d’une nation exténuée et qui se cherche un avenir entre ambitions de défricheurs et misère des victimes d’une urbanisation en cours. Pays neuf, il annonce les grands choix qui vont s’ouvrir à l’ensemble du monde industriel en devenir : exploiter les immensités inviolées ou les laisser en l’état.
Le remarquable album précédent de l’auteur au succès reconnu, Dans la forêt, mettait en images un roman de Jean Hegland. Cette fois-ci Lomig s’inspire de la vie du véritable John Muir, celui que l’on désigne comme « un pionnier de l’écologie ». Auteur de nombreux essais, il contribua à faire classer le site de Yosemite en Parc National, devenant une forme de prophète environnemental. En arrêtant son récit à l’arrivée au Yosemite, Lomig nous donne à lire et à voir la naissance d’une idée, le cheminement d’une pensée tournée vers le rôle essentiel de la nature, plus qu’une biographie.
L’objet livre est magnifique : un grand format, une pagination libre, un papier épais et unique, donnent au dessinateur un espace digne de son immense talent. Lorsque l’on marche des heures entières, le silence est souvent notre principal accompagnateur. Lomig sait parfaitement le dessiner. En deux albums il vient de se faire un nom, un style. Par sa technique si particulière de noir et de blanc, il donne les plus belles couleurs à la nature. Celles que le lecteur imaginera.
Au cœur des solitudes de Lomig. Éditions Sarbacane. 176 pages. 29€.
L’ouvrage se termine par un remarquable cahier documentaire consacré à John Muir.