Avec Au cœur du désert, publié aux éditions Le Lombard, Maryse et Jean-François Charles nous convient à un voyage initiatique dans les grands espaces américains. Quand le western devient plongée au cœur de l’âme humaine.
Un jeune lieutenant de l’armée confédérée américaine est assis sur un rocher. Il contemple, le paysage désertique qui s’offre à ses pieds. Il pense. Il rêve. Immobile et figé. Cette superbe couverture du livre est comme un symbole du genre BD-Western en pleine mutation. Après le très beau Billy Lavigne (voir chronique), Au cœur du désert explore à son tour la nouvelle manière d’aborder la conquête de l’Ouest, une manière qui coche toujours les cases de l’action, de la guerre contre les indiens, des shérifs et des truands mais aborde aussi des thèmes nouveaux. Symbolique, cette BD est aussi un paradoxe puisque le scénario de ce livre si contemporain est l’adaptation d’une nouvelle publiée en 1899 de Joseph Conrad intitulée Au cœur des ténèbres dans laquelle un jeune officier de marine remonte le fleuve Congo pour renouer avec un directeur de comptoir dont il est sans nouvelles depuis plusieurs mois. Une descente du fleuve qui s’apparente à une descente aux enfers.
Séduits par ce texte qu’ils connaissent depuis longtemps et dont ils se sont déjà inspirés il y a une quinzaine d’années pour scénariser Africa Dreams, mis en images par Frédéric Bilhel, Maryse et Jean François Charles, fidèles à l’esprit de la nouvelle nous convient de nouveau à suivre un récit crépusculaire, celui du lieutenant Norman Pyle, le jeune officier de la couverture. Il a vingt trois ans. Il est songeur, car c’est une mission étrange que vient de lui confier sa hiérarchie : retrouver son frère ainé, Adam, colonel au cours de la guerre de Sécession qui vient de s’achever. Ce dernier a décidé de poursuivre la guerre en terrorisant et massacrant les colons avec un bataillon de Navajos. Norman doit traverser la moitié des Etats Unis d’Est en Ouest pour le retrouver.
Il est jeune, le lieutenant. Il garde de son frère, des images fortes, celles d’un ainé rebelle, placé sous l’autorité castrateur d’un père patriote à outrance. Par bribes et de fréquents retours en arrière, se dessine le portrait d’un héros valeureux, désireux de montrer à son père, son courage, son audace. Et ignorant de son frère. Pour le cadet commence alors un voyage initiatique marqué d’épisodes d’apprentissage de l’existence. Séquestration d’une jeune fille par son père comme témoignage de mal dureté de la vie des femmes colons, colonisation et appropriation personnelle d’immenses territoires ayant appartenu aux indiens par un seul homme, viols et sévices commis par la bande du colonel, sont les étapes d’un parcours vers l’Enfer. Et les Ténèbres. Ce qui est une histoire de familles devient au fil des pages une plongée dans la psyché humaine, celle en jeu lors des guerres, celle la jouissance de la violence, du pouvoir, de l’action.
Une nouvelle fois, tout en respectant les codes du genre, le récit prend une ampleur inhabituelle, décrivant la psychologie de personnages qui échappent aux stéréotypes. Rien n’est défini préalablement et il faut lire attentivement les 90 pages de l’album pour réfléchir à la motivation de chacune et chacun. Comme une parabole, les traits des acteurs ne sont pas fixés de manière nette et précise. Le contour des visages reste flouté, incertain, indéfini. Et on ne saurait ignorer ce qui demeure la motivation première des auteurs: peindre et dessiner des paysages, ces étendues désertiques de Monument Valley qui firent prononcer à John Ford ces mots : « je pense que l’on peut dire que la vraie vedette de mes westerns, c’est le paysage ». Cette formule Jean-François Charles l’a fait assurément sienne et on ne peut être qu’émerveillé devant « ses roches sculpturales aux couleurs rouges » dessinées en double page. Restituer les grands espaces à tous les moments de la journée, dire la beauté des ciels infini, montrer la ligne d’horizon en fuite permanente, sont quelques uns des défis que relève ici brillamment le dessinateur. Utilisant du papier toilé « prévu pour la peinture à l’huile » , on surprend la trame sous les coups de pinceau transformant les dessins imprimés en toiles de maitres. Le magnifique cahier graphique en fin d’album regroupant notamment quelques uns des projets de couvertures, fait presque regretté une pagination trop modeste, le récit pouvant permettre de multiples images d’un voyage inséparable de son environnement.
Avec cette BD intégrée dans la prestigieuse collection Signé du Lombard, le couple Charles côtoie désormais Cosey, Van Hamme, Hermann, Labiano, Meyer, Juillard et tant d’autres. Une belle satisfaction pour eux à qui, de retour d’un voyage aux Etats Unis, on avait refusé il y a près de cinquante ans des scénarios de western. Et à qui on propose aujourd’hui un second album dans la même collection, un album attendu déjà avec impatience.
Au cœur du désert de Maryse et Jean-François Charles. Collection Signé. Editions Le Lombard. 104 pages. 18,95€. Parution : 14 mars 2025.