Quand deux auteurs majeurs de BD, Baudoin et Lepage, partent en voyage ensemble pour regarder les étoiles, cela donne une BD hors norme. Au pied des étoiles, aux éditions Futuropolis, exceptionnel et unique.
Ils sont deux, deux qui comptent dans l’histoire de la BD. Commençons par le moins jeune, Baudoin, Edmond de son prénom. Depuis l’âge de trente ans il dessine et raconte l’intime, son intimité mais aussi celle de l’univers, de la terre et de la Terre. Il dit sa vie et celle des autres, les autres qu’il aime : « Quand j’aime c’est pour la vie ». Ensuite, il y a Emmanuel, Lepage de son nom. Breton, il a voyagé, et dessiné ses périples de Tchernobyl en Antarctique sans oublier Ouessant, et les rochers de la chaussée de Sein sur lesquels se posent le phare Ar Men : « nous ne sommes pas plus qu’un grain de sable… Mais pas moins non plus ». Edmond aussi a bourlingué et tous les deux dessinent à merveille des arbres, leurs racines comme pour garder les pieds sur terre dans leurs rêveries. Ils se sont connus il y a presque trente ans sur le Sillon de Saint Malo. Le début d’une possible longue amitié qu’une histoire de cœur a interrompue. Pourtant, ils étaient faits pour partir ensemble, pour lever la tête vers le bleu infini, celui de l’absolu et de l’immensité. Pour aller dessiner des étoiles, pour être vus par ces astres scintillants qui nous regardent comme des milliers d’yeux anonymes. Il est toujours temps de réparer le temps perdu et un homme va les réunir. Il s’appelle José, d’origine chilienne, professeur de physique en lycée à Grenoble, il va inviter en 2019 les deux auteurs pour « aller voir les étoiles » du désert d’Acatama. Motivation scientifique, mais aussi poétique, artistique, sensorielle et finalement politique car après de multiples reports occasionnés par la Covid, la grave maladie d’Emmanuel Lepage, le voyage va se dérouler à l’automne 2021 en pleine crise sociale chilienne au moment de l’élection présidentielle. De scientifique à poétique le voyage va se compléter d’une visite politique, sociétale.
Baudoin a l’habitude de voyager et de travailler à deux. Avec son ami Troubs, ils ont réalisé de nombreux ouvrages et le dessinateur niçois maîtrise à la perfection le récit à quatre mains. Le récit est donc comme dans la vie, sans ligne directrice majeure, un sentiment en effaçant un autre, avant qu’une rencontre bouleverse à nouveau le chemin. La vie est multiple et le récit de voyage est multiple. L’éditeur Claude Gendrot s’inquiétait en recevant pêle-mêle les planches des deux dessinateurs craignant « un livre un brin foutraque ». Il peut être rassuré, le récit est fluide, cohérent avec, comme fil conducteur, la chronologie d’un voyage à deux que finira seul, Emmanuel Lepage.
Baudoin a 82 ans, Lepage vient de vaincre un cancer. Ils ne voyagent pas comme des jeunes, allant de découvertes en découvertes. Pour eux l’urgence de vivre est omniprésente et leur récit est un hymne magnifique à l’existence. On y parle politique bien entendu en pleine crise sociale chilienne, un pays où le passé et la dictature de Pinochet sont toujours présents. On y parle amour et sexualité. On évoque l’art et la confrontation avec la création car « se confronter à l’art est une leçon de courage ». On y parle de vie et de mort, d’avant et d’après. On y parle d’espoir et de désespoir. De transmission aussi.
Mais si Baudoin et Lepage ne voyagent pas comme des jeunes, ils voyagent avec des jeunes et l’un des attraits de ce récit est la confrontation de générations : « ce sont les expériences et les perceptions qui diffèrent. On s’apprend les uns des autres », déclare un des jeunes accompagnateurs, qui se livrent avec émotion en fin d’ouvrage.
Depuis toujours Baudoin se confie sur le papier, la plupart du temps en noir et blanc. Lepage a longtemps utilisé la fiction avant de dire « Je » mais un « Je » narratif plus qu’intimiste. La maladie, l’âge et peut être la connivence picturale font qu’à son tour, il se livre ici plus qu’ailleurs, rejoignant son ami dans la confession, nous touchant ainsi au plus profond. On fait un livre à quatre mains en mettant de côté son ego. Les deux amis se complètent, se respectent. À la façon de Renoir et de Monet qui posaient ensemble leur chevalet devant le café de la Grenouillère, Lepage et Baudoin dessinent le même paysage avec leurs outils propres, une manière de montrer comment l’art réinterprète la vie. À l’observateur de choisir sa vision. Ou d’accepter les deux, de s’en enrichir, de s’en pénétrer comme pour absorber plus de richesses. « Deux façons de dire le monde », est-il écrit, l’un privilégiant le réalisme, le détail, en posant ses douces couleurs d’aquarelle sur la feuille, l’autre en cherchant à transcrire la matière, sans souci particulier de réalisme. Debout, Baudoin trempe son pinceau dans l’encre noire. Quand il y ajoute de la couleur, bleue souvent, rouge parfois, c’est pour dire l’amour, la révolution qu’il appelle de ses vœux tout en connaissant sa futilité. Assis, Lepage est pris par la nécessaire rapidité de l’aquarelle. La quasi monochromie lui donne la possibilité d’affiner son trait à la recherche de la juste expression, la quête du réel. L’acrylique, nous emmène ailleurs dans des dessins qui nous invitent à nous allonger sur le sable et à observer le ciel peuplé de pommes et de figues.
Les double pages exceptionnelles de chacun nous montrent leur univers : précises et détaillées pour l’un, résonnantes et dissonantes pour l’autre.
Les étoiles sont le leitmotiv premier de l’ouvrage, les auteurs demandant aux personnes rencontrées ce que ces astres représentent pour elles. Ils nous obligent ainsi à s’interroger également sur notre place dans l’univers. Et en répondant, de dire nos vies. Quand on quitte les deux amis, à regret, à la dernière page, on peut à notre tour lever les yeux au ciel et regarder leurs dessins. Et dans nos yeux émerveillés, on y découvre alors des étoiles, des milliers d’étoiles. Elles nous éblouissent.
Au pied des étoiles de Baudoin et Lepage. Éditions Futuropolis. 264 pages. Parution : 6 mars 2024. 28€.
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