Une scène dans l’ombre, la bande dessinée d’auteur à Rennes, lumières et zones d’ombre

« Rennes, Bretagne. Capitale d’un mouvement artistique souterrain, celui de la bande dessinée d’auteur. En 20 ans, de jeunes dessinateurs y sont devenus des auteurs accomplis. […] Ils ont publié des centaines de planches depuis les années 90, dans des fanzines, des comix, des revues. »

Le journaliste Nicolas Auffray trace l’histoire d’un microcosme Rennais, celui de la bande dessinée (BD) dite ‘d’auteur’ et ‘indépendante’. Cette « scène » se constitue autour de ses différents protagonistes, les artistes de bande dessinée : Aliceu, Brüno, Laure del Pino, Jean-Jean, Olivier Josso, L. L. de Mars, Sébastien Lumineau, Jo Manix, Marc Lizano, Morvandiau, Nylso, Tofépi – plus de 30 auteurs sont recensés. Ils ont créés de nombreux fanzines : Brulos Le Zarzi, Le Simo, Plein ma brouette !, Le Journal de Judith et Marinette, Chez Jérôme comix, etc., et fondé des maisons d’édition : La Chose, L’Œuf, Les Taupes de l’espace. Ils fréquentent un lieu emblématique, la librairie Alphagraph. Enfin, le festival Périscopages leur confère une ouverture nationale et internationale entre 2004 et 2011 (voir notre article).

L’enfance de l’art

Sont décrits le parcours et les activités des auteurs rennais, depuis leurs tout débuts jusqu’à aujourd’hui, agrémentés de nombreux extraits d’entretiens. Ainsi Nicolas Auffray nous fait, par exemple, partager l’émulation et l’enthousiasme de jeunes artistes en devenir qui se découvrent eux-mêmes à mesure qu’il se lient et partagent des idées avec d’autres confrères :

« Lors d’Objectif Bulles à la MJC de Villejean, Olivier Josso et Laure Del Pino ont leur stand. Nylso est fasciné et impressionné par le couple qui a pourtant trois à quatre ans de moins que lui.  – Avec Joëlle, nous avons tourné autour de leur table et au bout de deux heures, je me suis rapproché pour leur parler. Ils nous ont dit :  – Bon, il est cinq heures, le festival n’est pas terminé, mais on n’a eu personne, on s’emmerde. Si vous voulez, on vous invite chez nous, on pourra discuter. »

Il parvient aussi à restituer au lecteur certaines joies de la création, par exemple lorsqu’il évoque la fabrication de livres autoédités chez l’imprimeur Rennais Identic :

« L’atelier est très ouvert et il laisse les dessinateurs passer derrière le guichet d’accueil. “Il nous a passé pas mal de caprices, nous laissait stocker nos papiers, nous servir des massicots. On a passé des heures chez lui”, sourit Aliceu. Lors de la visite de l’entreprise pour ce livre, Samuel Lemoniz m’a montré certains outils comme si c’étaient des pièces de musée : “ici c’est l’agrafeuse que les dessinateurs utilisaient, là le massicot” .»

L’auteur retrace avec passion cette histoire d’une bande dessinée qui se déploie à partir de la région rennaise, la plupart du temps en marge des grands circuits commerciaux et médiatiques.

Des considérations malheureuses

À n’en pas douter, Nicolas Auffray entre en empathie avec son sujet avec lequel il semble toutefois se familiariser peu à peu, chapitre après chapitre ; d’où le sentiment d’un certain manque de recul. Certains de ces propos vont jusqu’à déconcerter. Par exemple, quand il parle de « pionniers de la bande dessinée d’auteurs » qui « appartiennent à cette génération qui a fait sauter la frontière dans les années 90 entre bande dessinée et travail artistique. » Heureusement qu’il n’a pas fallu attendre les années 90 pour que la bande dessinée fasse la preuve de tout son potentiel artistique !

Ailleurs, il évoque les « BDs de gare faites pour les enfants. Celles qu’on lit l’été, qui sont imprimées en noir et blanc sur du papier de mauvaise qualité. » Pourquoi ces fascicules de petit format – contenant des bandes dites de genre (western, guerre, science-fiction, horreur, romance, érotisme) de qualités très diverses, diffusés largement entre les années 50 et la fin des années 80, classés dans les bottins des collectionneurs sous l’appellation « récits complets » – sont-ils qualifiés de BDs de gare ? Par condescendance. En raison de leur distribution massive dans les kiosques de presse des gares et parce qu’on les croyait destinés exclusivement à un lectorat à la fois pauvre et intellectuellement frustre, qui ne fréquentait pas les librairies.

À l’évidence, l’auteur ignore que nombre d’historiens et sociologues à travers le monde étudient, depuis bien longtemps, la presse populaire illustrée, ses thèmes, ses formats, son public, son rapport complexe avec la culture officielle et légitimée. Ce sont des mécanismes de fond proches de ceux qui excluent les « bds de gare » des normes du bon goût qui expliquent, également et malheureusement, la mise « dans l’ombre » d’une certaine bande dessinée non conventionnelle. De fait, elle est souvent diffusée en noir & blanc, dans un format moins luxueux que l’album cartonné, et son contenu (dessin non-académique, texte argotique, personnages « laids », nudité, etc.) peut paraître suspect.

Un tropisme médiatique français 

Ainsi, au-delà du factuel que l’auteur restitue avec soin, et des remarques très justes qu’il peut faire, en sa qualité de journaliste sur le « tropisme médiatique français » qui rejette « dans un angle mort » tout un pan de la production culturelle, lorsqu’il s’agit de parler vraiment de bande dessinée, Nicolas Auffray reste trop souvent en surface et n’interroge pas directement les notions derrière les mots-clefs égrenés dans le livre comme : album, auteur, BD d’auteur, dessinateur, fanzine, indépendant, mainstream, underground.

A sa décharge, il faut dire pour éclairer ces différents mots, il n’est pas toujours aidé par les personnes dont il recueille les témoignages ! Ainsi pour la scénariste Marie Saur : « C’est cool, la BD, lance-t-elle. Comme c’est un art mineur, on fait ce que l’on veut, il n’y a pas de Victor Hugo au-dessus de toi. » Voilà une très haute conception du statut d’auteur de bande dessinée ! À méditer…

Une mise en lumière insuffisante

En outre, quitte à faire des entretiens avec plus de 30 personnes, on aurait aimé en savoir plus, d’un point de vue collectif et individuel, sur ce qui caractérise au fond cette scène de la bande dessinée rennaise. Qu’est-ce qui la distingue des autres, de celles de Marseille (autour de l’imprimeur/éditeur Le Dernier Cri) ou d’Albi (autour de la maison d’édition Les Requins Marteaux) par exemple ? Ce livre permet seulement de tenter de le deviner, à partir de bribes d’information essaimées çà et là. Voilà quelques questions qui, nous semble-t-il, auraient mérité d’être posées de front :

— Peut-on, globalement, identifier des styles graphiques (graphomanie, naïveté du trait ostentatoire) ou narratifs  (autofiction) récurrents, propres à cette BD rennaise ?

— Quelle influence la culture musicale (rock, punk, noise) a-t-elle pu avoir sur les auteurs ?

— Comment définir, dans leurs contradictions, les orientations politiques de certains de ces derniers (entre rébellion et anticapitalisme, d’un côté, et soif de reconnaissance du milieu de l’édition et des médias et appel à la protection de leur état, de l’autre) ?

— Comment décrire l’influence paradoxale de la bd dite ‘indépendante américaine’ (sont notamment cités Chester Brown, Daniel Clowes, Robert Crumb, Harvey Pekar, Seth, Gilbert Shelton, Art Spiegelman) sur les travaux de nombreux auteurs(1) ?

— Quid de leurs références artistiques et littéraires, hors du champ de la bande dessinée ?

Difficile, en fin de compte, de saisir les personnalités de ces artistes issus d’un groupe très hétérogène et qui semblent plus se définir par ce qui les sépare du tout venant de la BD commerciale plutôt que par ce qui caractérise chacun…

Comment se repérer ?

On trouve à la fin de l’ouvrage des « repères chronologiques de la bande dessinée d’auteurs » qui présentent une liste de… 11 entrées de 1968 à 2006. Cette liste pour le moins lacunaire, aussi incohérente qu’inutile, s’avère tout à fait regrettable dans le contexte de ce livre à vocation historique. Plus pertinente, pour finir, une bibliographie présente 130 œuvres issues d’auteurs cités dans le corps du texte.

Une forme plus en forme

L’objet-livre lui-même, d’un format 16 x 20, souple, est agréable à consulter. Le lecteur s’y repère bien et une mise en page sobre et élégante met en valeur la riche iconographie avec des reproductions de qualité, impeccablement imprimées – ce qui est plutôt rare dans les ouvrages consacrés à la BD où l’on se contente trop souvent d’images floues et sans contraste. Elles donnent à voir des couvertures de fanzines et de livres, d’extraits de bandes dessinées, d’affiches pour des festivals ou séances de dédicace et de photographies prises lors d’ateliers ou réunions d’auteurs.

Une scène dans l’ombre présente un sujet original et difficile à traiter qui méritait indubitablement d’être abordé aujourd’hui. Malgré ses limites, par la quantité de données qu’il brasse, il offre ample matière à réflexion.

Une scène dans l’ombre, l’aventure de la bande dessinée d’auteur à Rennes, de Nicolas Auffray, Éditions Goater, novembre 2012, 204 p., 16€

1. Si ces auteurs américains peuvent avoir été précurseurs dans le domaine de l’autofiction chère à la majorité des auteurs rennais, et diffuser des idées progressistes ou transgressives propres à secouer les conventions du monde de l’édition, en revanche leur rapport à l’économie culturelle se distingue en ce qu’ils sont avant tout des individualistes, des sortes de « self-made men ». Ce postulat détermine sensiblement leur rapport au public, le besoin de se distinguer de leurs collègues, d’affirmer leur style, d’en faire une « griffe » à promouvoir, et a aussi une incidence directe sur l’œuvre elle-même, lui confère une certaine agressivité visuelle et/ou thématique alors que plusieurs rennais semblent défendre au contraire un modèle plutôt associatif et coopératif, c’est à dire un environnement de création tout différent.

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Rotomago
ROTOMAGO [matthieu mevel] est fascinateur, animateur de rhombus comme de psychoscopes et moniteur de réalité plurielle. rotomago [@] unidivers .fr

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