En racontant quarante huit heures de la vie d’Ava Gardner, Ana Miralles et Emilio Ruiz tracent un portrait complexe de la star de cinéma. Derrière les paillettes, la souffrance d’une vie publique exposée en permanence.
C’est une image en plongée. Des mains gantées de blanc recouvrent une chevelure noire inclinée vers le sol. Autour, des centaines de visages masculins, serrés les uns contre les autres et des dizaines de bulles comme des menaces, des couteaux : « Ava », « Ava », « Ava ». Nous sommes en 1954 sur le tarmac de l’aéroport de Rio de Janeiro. Une meute de journalistes accueille la star hollywoodienne, Ava Gardner, venue promouvoir son dernier film La comtesse aux pieds nus. L’image est terrifiante et dit beaucoup de cette bd qui évoque quarante huit heures d’une femme adulée dans le monde entier comme la plus belle femme du monde et qui, derrière son sourire, dissimule des fêlures et des cassures. En se consacrant à ces deux journées passées sur le sol brésilien, Emilio Ruiz et Ama Miralles disent à la fois les affres de la célébrité et décrivent intimement la psychologie d’une des plus grandes actrices de l’histoire du cinéma. Que peut encore souhaiter celle qui a brillé sur les écrans pendant plus de quarante ans, tournant soixante dix films, si ce n’est un Oscar qu’elle n’obtiendra jamais, desservie par une vie publique tumultueuse ?
Les auteurs ne choisissent pas la voie de l’hagiographie dans ce récit qui débute comme dans un roman policier et s’achève presque dans le drame. Tel un symbole, les premières pages montrent une Ava Gardner conforme aux images des journaux. Magnifique, on dira d’elle qu’elle fut « le plus bel animal du monde », elle se présente en interview dans un rôle attendu, celui d’une star à la répartie immédiate, à l’humour féroce et sûre d’elle même. Rien ne lui fait peur, même pas l’accueil brésilien poussé au paroxysme, entre vénération et détestation. Vénération de la beauté parfaite, détestation d’un symbole économique riche et puissant. Derrière cette visite promotionnelle, des conflits politiques sont en jeu dans un pays institutionnellement instable. Mondialement connue, Ava Gardner devient à son insu un enjeu de pouvoir.
Démarrant doucement, l’épisode peu connu prend, grâce à un scénario montant en puissance, une tournure policière avant de devenir une description glaçante des conséquences de la notoriété extrême. Bien avant les réseaux sociaux, la puissance infinie de la presse, dirige en fait la vie de l’actrice. Serveurs, grooms, chauffeurs de taxi deviennent des agents d’information, offrant à des journalistes peu scrupuleux, des anecdotes croustillantes réelles ou fausses. Peu importe :
« Quatre demi-vérités suffisent à créer un mensonge. C’est tout l’art du cinéma n’est ce pas ? »
Peu à peu le récit glisse ainsi de l’interview papier glacé, aux confidences d’une femme en proie aux difficultés de vivre sa véritable vie. Sans oublier des événements marquants de la vie d’Ava, notamment le harcèlement moral et physique du milliardaire Howard Hugues, ce sont les confidences intimes qui donnent une nouvelle dimension à l’album. Choix de rôles plus convaincants, possibilité d’arrêt de carrière, lassitude des attouchements masculins, cette femme, qui aimait librement les hommes, surtout lorsqu’ils étaient musiciens ou toreros, devient une femme en quête de liberté. Le trait identifiable de Ana Miralles, dessinatrice notamment de la série Djinn, scénarisée par Dufaux, s’affranchit lui aussi progressivement d’un dessin illustratif pour glisser vers une version poétique des aspirations de l’actrice. Les scènes nocturnes, absolument prodigieuses, au bord de mer, sur un balcon éclairé par la pleine lune, sur la charrette d’un ferrailleur, se détachent comme pour illustrer la vraie vie, celle de la solitude, du rapport nécessaire à la nature. Le visage parfait de Ava Gardner se prête aux flashs des photographes, mais la dessinatrice sait percer le masque et montrer dans de magnifiques gros plans, toute l’étendue des sentiments réels. Les traits souriants, convenus et parfaits laissent place aux émotions réelles de la femme.
Monstre sacré dit-on souvent de ces stars, dont on ne retient souvent que le premier terme. Ava Gardner au terme de ces quarante huit heures brésiliennes n’a qu’un souhait : se débarrasser de ces deux qualificatifs pour être elle-même. Ainsi, la BD laisse penser qu’après cet épisode brésilien, elle pourrait choisir de retourner dans l’anonymat d’une vie normale. Dans la réalité, la carrière d’Ava allait en fait se poursuivre de nombreuses années durant, marquée par une vie personnelle mouvementée, jalonnée de nombreux événements douloureux. Une deuxième partie d’existence qui ferait l’objet, à n’en pas douter, d’un second très bel album.
AVA de Emilio Ruiz (scénario) et Ana Miralles (dessin). Editions Dargaud. 112 pages. 22,50€. Parution :
Pour les amateurs de cinéma il est rappelé la collection 9 1/2 de chez Glénat, collection de romans graphiques consacrée aux grandes figures du cinéma : réalisateurs et acteurs.