Un procès peut-il servir l’art et même le définir? Arnaud Nebbache apporte une belle réponse à cette interrogation en racontant une tranche de vie du sculpteur Brancusi dans BD Brancusi contre États-Unis ou le procès de l’art moderne.
Quel titre étrange. Brancusi, le célèbre sculpteur d’origine roumaine, dont l’histoire artistique n’a pas retenu un goût particulier pour la violence, se serait attaqué seul à la grandissime Amérique ? Un artiste à la barbe blanche naturalisé français considéré comme l’un des artistes les plus novateurs de son temps aurait voulu s’opposer à mains nues au modernisme des États-Unis ? Rien de cela mais Brancusi contre États-Unis est la dénomination officielle d’une simple procédure judiciaire intentée par le sculpteur à l’État américain.
En 1926, les sculptures de Brancusi traversent l’Atlantique pour une grande exposition new-yorkaise. À leur arrivée, elles sont considérées non pas comme des œuvres mais comme des objets industriels soumis aux droits de douane. Ce qui pourrait passer comme une simple anecdote va devenir l’occasion d’un questionnement sur les définitions d’une œuvre d’art et du statut de son créateur. Le dessinateur rouennais Arnaud Nebbache, dont c’est la première bande dessinée, s’empare du sujet en alternant les scènes du procès avec minutie telles qu’elles ont été rapportées par Marcel Duchamp spectateur attentif et engagé de la salle d’audience, et l’attente inquiète du verdict, pleine de doutes sur sa pratique artistique, du sculpteur de retour à Paris.
On dit de ce procès exceptionnel qu’il fixa les contours et les principes de l’art moderne, de l’art abstrait en particulier, en faisant sauter les limites imposées d‘un domaine défini jusqu’alors par le réalisme, l’unicité de l’œuvre, la réalisation de la main seule de l’artiste. Brancusi était certainement l’artiste de cette époque le plus à même de faire sauter ces verrous. À l’image de Marcel Duchamp, il fait des objets du quotidien une référence et déclare sur les quais du Havre en regardant et caressant une bitte d’amarrage : « Magnifique ». C’est lui encore qui, installé dans les ateliers de l’architecte Jean Prouvé, travaille en côtoyant des charpentes, des matériaux utilitaires dont la monumentalité rappelle ses sculptures imposantes et dressées vers le ciel. C’est toujours lui qui loue la beauté des « hélices au salon de l’aéronautique », objet industriel utile comme en écho avec l’urinoir de Duchamp, devenu par un cartouche et le lieu d’exposition, une œuvre d’art à part entière. En alternant dans de magnifiques cases silencieuses le travail agité de Brancusi dans son atelier avec les pages consacrées au procès et à la minutie des propos qui y sont tenus, le dessinateur démontre avec simplicité, l’aberration des tenants d’un art du savoir-faire validé par un certificat officiel du statut d’artiste et l’impossibilité d’enfermer une œuvre d’art dans la rationalité.
Au fil du procès les définitions se précisent : celles de l’artiste et de l’artisan, de l’unicité ou non des objets et surtout la définition de la beauté, celle formelle et contrainte par des codes et celle, libre de toute entrave, et poétique que symbolise à merveille la « pièce à conviction N° 1 » c’est à dire cet Oiseau dans l’espace, œuvre majeure de Brancusi dont son acheteur le photographe Edward Steichen déclare qu’il n’est pas un oiseau mais qu’il donne plutôt « le sentiment d’un oiseau ». Les sculpteurs officiels et reconnus n’y voient, quant à eux, qu’une barre métallique polie de manière industrielle, « une insulte à la sculpture formelle ». Ces débats théoriques, qui pourraient être abscons deviennent ici, grâce à un scénario parfaitement rythmé et varié, d’une limpidité et simplicité totale.
Entre les séances du procès, on se balade dans Paris, on côtoie Rodin dont Brancusi fut un élève rebelle, Calder et son célèbre cirque, Fernand Léger à la stature et la gouaille imposante et on perçoit à travers ces rencontres le questionnement perpétuel du sculpteur quant à son art, son exigence de faire sentir au spectateur « la joie pure ». Le dessin nous accompagne dans cette promenade à travers l’expression artistique et il nous transporte de plaisir. De grands aplats en trichromie, dont les couleurs dominantes changeantes alternent avec les lieux, les époques et un trait stylisé apportent les respirations nécessaires qui trouvent leur conclusion sur des pages magnifiques du bord de mer normand. Le blanc prend alors de plus en plus de place comme pour laisser une respiration à l’espace autour du sujet et permettre au lecteur de s’envoler, fidèle au principe de Rodin : « c’est dans le ciel qu’il faut regarder » et pour nous spectateur, la feuille de papier. Une magnifique feuille de papier, source de joie pure comme une œuvre d’art.