Les frères Brizzi relèvent le défi de dessiner la silhouette mille fois imaginée d’un maigre chevalier et de son enrobé valet. Avec beaucoup de tendresse et d’empathie.
Pour tout lecteur, ce livre emblématique est un comble, un paradoxe, une hénaurmité. Pensez, il raconte l’histoire, d’un fou ? d’un original ? d’un malade?, qui doit son déséquilibre mental à la lecture foisonnante et excessive de romans de chevalerie. « Son tort voyez vous, fut d’avoir trop aimé les livres … ». Le livre et la fréquentation d’Hector et d’Achille ou du roi Artus d’Angleterre seraient donc dangereux. Et que penser alors d’une adaptation en BD? Cette folie, les frères Brizzi, Paul et Gaëtan, malgré une apparence lisse et de bon aloi, la possèdent un peu. N’avaient ils pas déjà oser adapter dans le même grand format L’enfer de Dante, avec un succès commercial et critique certain? Alors adapter ensuite Don Quichotte de Cervantès apparaissait presque du domaine du raisonnable. Plus raisonnable que ce vieux chevalier errant qui, empli de ses lectures, va s’inventer pour sa fin de vie un monde onirique où les moulins à vent deviennent des ennemis géants et la balade dans les environs de son village, une quête d’un royaume à conquérir par les armes.
Comme nous le confiait un des frères Brizzi, tout le monde croit connaitre cette oeuvre importante mais peu de personnes l’ont lu effectivement. Il ne s’agissait donc pas pour les auteurs de retranscrire par le dessin plus de huit cents pages originales mais d’en choisir l’essentiel, la « substantifique moelle » à la manière de Rabelais. Il a fallu faire des impasses et le célèbre chapitre consacré aux moutons que Don Quichotte prend pour des chevaliers disparait par exemple pour éviter la redondance de scènes de combats oniriques. Le récit qui est mené par le frère Matéo, plein de douceur et d’humanité, gagne ainsi en fluidité, évitant les nombreuses digressions du texte de Cervantès pour se consacrer à l’essentiel: la recherche par un vieillard d’une notoriété indispensable à la fin d’une vie, sans doute trop banale et anonyme.
Les silhouettes de Don Alonzo Quijano, de son brave Sancho Panza et du scribe Carrasco sont bien connues dans l’imaginaire populaire. Pourtant les auteurs leur donnent ici une dimension humaine supplémentaire pleine de tendresse et de sympathie. Le parti pris de Gaëtan et Paul Brizzi est, comme ils l’indiquent dans leur préface, de mieux traiter Don Quichotte qu’habituellement, « en tout cas un peu moins mal ». Le tourment du vieil homme se lit sur un visage toujours soucieux qu’une maigreur excessive accentue. Les gros plans sont nombreux sur les rides profondes qui contrastent avec la rondeur bienveillante d’un Sancho, dupe au départ mais finalement complice d’un jeu qui le sort à son tour d’une vie anonyme.
« Qui s’attache à un bon arbre en reçoit bonne ombre », déclare le valet, acceptant son rôle de souffre douleur au profit de quelques instants de vie extraordinaire, cette vie que finalement côtoient avec joie les personnages secondaires détaillés ici avec empathie, tant par le dessin bonhomme que par leurs paroles. Même les aubergistes qui ont accueilli le duo en vadrouille sans être payés comprennent finalement l‘excentricité du chevalier coiffé de son plat à barbe, et l’absolvent.
Le choix délibéré des auteurs de ne pas dessiner un homme, assoiffé de justice, mais plutôt un être chez qui prédomine le désir d’héroïsme et de gloire, nous fait éprouver pour lui une forme de pitié lorsqu’il « dérouille » et avale la terre de ses ancêtres. Ils subliment pareillement, sans moquerie, la magnifique espérance d’un amour courtois, celui qui fait battre définitivement le coeur de Don Quichotte: la Dulcinée del Toboso.
Les frères jouent à merveille de leur expérience cinématographique, eux qui ont travaillé notamment pour les studios Disney. Les nombreuses scènes de combat sont découpées comme dans un dessin animé. Plongée, contreplongée, décomposition des gestes, donnent une vie étonnante à ces séquences mouvementées. La douceur grisâtre des crayonnés qui jouent entre le trait noir et fort du premier plan et le flouté d’un arrière plan rendent le récit plus libre, plus vivant. Le réalisme d’un trait net et précis est conservé pour de magnifiques pleine pages qui s’ornent de quelques couleurs lorsque l’imagination du chevalier errant prend le dessus sur la réalité des choses. L’enfer de Dante était une tragédie, Don Quichotte, comédie triste devient ici un récit gai, burlesque, lyrique, profondément et démesurément humain.
A la fin de sa vie, le vieil imbécile parfois décrit, devient ici un vieillard appelant la commisération de son entourage quand, abandonnant ses chimères, il meurt veillé par ceux qui sont devenus finalement ses complices de rêves. La moquerie se transforme en tendresse, celle qu’apporte sur la tombe un Sancho Pancha désormais lucide mais attristé. La démesure des rêves ne vaut elle pas mieux que la banalité de la réalité? Les frères Brizzi donnent ici leur réponse que nous avons bien envie de partager.
Don Quichotte de la Manche. Adaptation de l’oeuvre de Cervantès par Paul et Gaëtan Brizzi. Editions Daniel Maghen. 198 pages. 29€.