Mélangeant un récit presque enfantin, et un sujet grave, celui de la colonisation, Trondheim et Nesme perpétuent la belle tradition du Marsupilami dans la bande dessinée El Diablo, publié aux éditions Dupuis. Graphiquement grandiose.
« Houba, Houba », c’est un cri qui résonne dans l’histoire de la BD. C’est le cri poussé par un étrange animal au pelage jaune tacheté, à la queue démesurément longue et à la force herculéenne. Personnage créé en 1952 par Franquin, il tire son nom d’un mélange de « marsupial » et de « ami ». Compagnon de Spirou et Fantasio jusqu’en 1970, il va s’émanciper, avoir sa série, apparaître dans des cases de Bd mythiques comme chez Gaston ou Astérix et enfin vivre ses propres aventures sous les crayons de nombreux dessinateurs avec des réussites parfois inégales. Cette fois-ci, c’est l’omniprésent Lewis Trondheim qui se met au scénario mis en images par Alexis Neume.
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Au XVIe siècle, un galion du capitaine Santoro ne dispose plus de vivres. Le chef à la trogne clownesque décide de tirer à la courte paille pour désigner le mousse qui sera mangé. C’est le frêle Tonio qui est désigné. José, un adolescent extrait d’un roman de Jules Verne, à la grande tignasse brune, insolent mais aussi, et surtout, très intelligent, se propose de prendre sa place en raison de sa corpulence plus importante. Heureusement au moment fatidique, une île est en vue. Une apparition qui va sauver momentanément les jeunes. L’équipage du galion débarque alors sur la terre mystérieuse. À l’appétit de nourriture va rapidement succéder le désir d’or et de bijoux que semblent posséder en nombre les indiens autochtones qui accueillent les aventuriers avec ironie et distance.
Le scénario de Trondheim raconte alors l’histoire des Conquistadors, prêts à tout pour s’enrichir, en s’appropriant de nouveaux territoires. Rapidement, le cynisme abject du gros capitaine va devoir se confronter avec un étrange animal à la queue démesurée, l’aïeul du Marsupulami, qui par sa force et son intelligence, règne comme « esprit de la forêt » et contribue à assurer une vie harmonieuse entre les habitants et la nature. Grâce à l’intervention d’un chaman, le jeune José va se trouver connecté à cet esprit par le corps et par l’esprit. L’adolescent et l’étrange animal, vont alors conjuguer leurs efforts pour ralentir les ambitions démesurées des envahisseurs.
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Le ton outrancier de l’album colle à un scénario fait sur mesure pour des enfants avec des personnages presque croquignolesques et le rôle essentiel de José, adolescent débrouillard, comme dans un roman d’initiation. Pourtant le propos est grave, et sous des apparences romanesques, Trondheim raconte sans avoir l’air d’appuyer, la conquête cynique, violente et destructrice d’un pays lui même troublé par le goût de « pouvoir, conquête, domination » de ceux qui ont précédé les « singes blancs ». Les brimades physiques sont violentes, les propos effrontés, la force sans limites. Dénonciation de la colonisation, de ses méthodes, de ses agents de main, même le prêtre est odieux, le récit nous incite à la réflexion et à un retour dans l’Histoire. La progression dans la forêt luxuriante ou dans la montagne enneigée, est aussi un prétexte à reprendre les codes des albums où se côtoient Spirou et le Marsupilami. Les piranhas menacent de croquer les mollets de quelques soldats, la queue de l’animal jaune enlève les soldats grotesques dans les airs, le jaguar est battu une fois encore mais de manière elliptique, les noms des tribus et des personnages relèvent souvent du Grand guignol. Surtout, les auteurs délivrent un secret que Franquin a emmené dans sa tombe: l’origine du nom de cette île qui va devenir La Palombie, ce pays fictif d’Amérique, que vont sillonner des siècles plus tard, Spirou et Fantasio.
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Sur un scénario, qui aurait pu être un peu plus étoffé, en développant par exemple les relations de José et de la jeune indienne émancipée, Alexis Nesme montre l’étendue immense de son talent. El Diablo est un bijou graphique exceptionnel. Comme dans les manuscrits d’époque, certaines planches sont entourées d’enluminures dorées. Le jaune poudroie les planches d’or et de lumière, les verts de la forêt, dissimulent les dangers et le Marsupilami guette partout, en permanence les exactions des envahisseurs. Les planches invitent le lecteur à détailler minutieusement un environnement à la fois menaçant et sublime. Le regard se perd dans les frondaisons des arbres envahissants ou dans l’eau transparente des rivières.
À soixante douze ans, le Marsupilami démontre que lui, ses aïeuls ou ses enfants n’ont pas fini d’enchanter le monde de la BD. Tant que de talentueux créateurs prolongeront son existence.
El Diablo de Alexis Neume (dessins) et Lewis Trondheim (scénario). Éditions Dupuis. 64 pages. 17,95€. Parution : 18 novembre 2024. Feuilleter