En racontant les années de guerre de Spirou qui vient d’être créé, Émile Bravo réalise une des plus belles séries BD de la décennie. Entre Histoire et histoire, le chaînon manquant de la vie du jeune groom.
Rob-Vel a donné naissance à Spirou en 1938. Idée géniale, mais pas vraiment une bonne année pour créer un personnage. A peine le groom est-il né que la guerre va faire irruption en Belgique comme dans une grande partie du monde. Et ses aventures menées de manière chaotique pendant la période agitée ne reprendront vraiment qu’en 1946 avec Franquin qui va donner au personnage et à son petit écureuil une dimension mythique. Comment Spirou a-t-il passé ces années juste après son apparition dans les journaux ? Émile Bravo a eu l’idée de raconter ces années blanches pour la vie du héros. Cinq ouvrages furent nécessaires pour combler ce vide. Il y eut d’abord Le Journal d’un Ingénu qui donne une histoire originelle à Spirou, explique son enfance, le fait rencontrer Fantasio et Spip, son écureuil et donne des clés de la future série. Frustré de ne pas connaitre le passé du jeune héros, alors que Hergé nous disait tout des rencontres avec ses principaux personnages, l’auteur nous révèle les raisons par exemple de sa tenue de groom ou de la présence à ses côtés du grand escogriffe de Fantasio. Ne voulant pas toucher au personnage postérieur de Franquin, il a ainsi préféré de manière très convaincante inventer « l’avant ». À la fin de ce Journal, Spirou va quitter l’adolescence pour apprendre le monde des adultes à travers un événement hors norme : l’irruption de la guerre mondiale dans son pays. Comme une métaphore il va abandonner sa tenue rouge pour revêtir de nombreux habits et le plus souvent, dans un magnifique clin d’œil, la tenue de Tintin. Cette tétralogie de L’espoir malgré tout dit avant tout l’éveil au monde de Spirou et à travers son personnage celui de tous les enfants qui jouent à la guerre dans un terrain vague, copies des opinions de leurs parents. Spirou les côtoie, mais aussi marque dans ses relations avec eux une distance : celle de l’adulte en train de naître.
Le groom va être confronté, dans un scénario de récit initiatique mené de main de maître, à tous les événements possibles du conflit mondial : rafle, antisémitisme, convoi vers Auschwitz, bombardements alliés, tortures par la Gestapo mais pour qu’il devienne le personnage de Franquin il ne peut se rendre dans un camp de concentration ou être directement torturé aussi, Émile Bravo le confronte alors indirectement à toutes ces situations, dans lesquelles chaque lecteur se projette personnellement. Face à la peur et à la mort possible, chaque personnage grandit. Fantasio, totalement apolitique et insignifiant prend du poids au long du récit. Spirou, d’hésitation en hésitation, gardera finalement une ligne de conduite : rester humain dans un monde devenu absurde aux yeux d’un homme naissant et ne tuer à aucun prix. Aucune naïveté mais la capacité de réfléchir face à chaque situation extrême avec une constance qu’Émile Bravo appelle « le fanatisme de la vertu ». Vertueux, Spirou l’est assurément mais pas angélique et ses actions les plus braves sont parfois la conséquence d’hésitations et de doutes magnifiquement dits et racontés avec des personnages secondaires profondément humains, pris dans la tourmente de l’histoire. Certains deviennent au fil du temps des modèles, voire même des parents pour Spirou, à l’image du formidable Monsieur Anselme, un agriculteur qui se dit non résistant mais qui agit avec courage et conscience au contraire de personnages à fuir comme le père André, prêtre réactionnaire, intégriste et anticommuniste.
La palette des comportements humains est large, montrée sans aucun manichéisme, laissant au lecteur de nombreuses portes ouvertes à des questionnements multiples tels que l’héroïsme, le nationalisme, l’humanisme, le sentiment amoureux, l’éveil au sentiment politique. Une chose demeure certaine : la bêtise, la violence, la terreur d’un régime nazi qu’Émile Bravo figure souvent en des silhouettes d’engins ou de soldats sans visages, une ombre noire que magnifie l’édition noir et blanc qui démontre la qualité du trait et du dessin conçus uniquement pour accompagner l’histoire qui prime sur tout.
C’est Spip, le petit écureuil qui clôt symboliquement le dernier ouvrage, comme une transition annoncée pour laisser la main à Franquin qui a fait de ce personnage le Jiminy Cricket de Spirou. Mais le petit groom rouge a t’il besoin d’une conscience supplémentaire ? À lire Émile Bravo on peut en douter.
Le Spirou d’Émile Bravo aux Éditions Dupuis.
Tome 1. Le Journal d’un ingénu. Paru en 2018. 77 pages.
L’espoir Malgré Tout en 4 tomes. Paru entre 2018 et 2022.
Pour résumer : Un Mauvais départ. Un peu plus loin vers l’horreur. Un départ vers la fin. Une fin et un nouveau départ.
Une magnifique édition noir et blanc est réunie dans un coffret CanalBd.