Clôturant leur trilogie chilienne, Désirée et Alain Frappier dévoilent dans Et que se taisent les vagues, parue aux éditions Steinkis, les dessous du coup d’État du 11 septembre 1973. L’Histoire à hauteur d’hommes et de femmes.
Les lectrices et les lecteurs se soucient peu des obstacles que rencontrent des auteurs dans l’élaboration de leurs oeuvres. Pourtant, ces difficultés intellectuelles, matérielles font partie intégrante des créations. Ainsi, lorsque vous rencontrez à plusieurs reprises Désirée et Alain Frappier, vous êtes immédiatement touchés par l’investissement énorme que ce couple a mis depuis près de 10 années dans l’écriture de leur trilogie chilienne. Ils ne revendiquent rien, mais incidemment, en évoquant leur projet de plus de 800 pages, transparait dans leurs propos l’engagement total d’une partie de leur vie, sans garantie de réussite publique et commerciale. Abandon d’un métier, recherche de financements des voyages, existence transformée : la conception de cette série est une véritable aventure existentielle. Commencée en 2017 avec Là où se termine la terre qui racontait un quart de siècle de l’Histoire du Chili, suivie de Le temps des humbles, chronique des mille jours de la présidence d’Allende, ils arrivent avec Et que se taisent les vagues, au bout de leur voyage dans l’Amérique du sud et de ce Chili qui les a conquis.
Pour ce dernier opus, qui comme les précédents peut se lire séparément, ils choisissent d’apporter un nouvel éclairage sur l’arrivée au pouvoir en 1970 de Salvador Allende et sur la remise en cause par la droite et l’extrême droite de l’élection du président de l’Unité Populaire, jusqu’au coup d’État du 11 septembre 1973. C’est à travers le témoignage des élèves de l’école de marine que les lecteurs sont invités à vivre ces moments critiques de la vie politique chilienne.
Des jeunes des milieux populaires, dans l’incapacité financière et sociale de poursuivre leurs études, se dirigent vers l’armée et la marine par défaut, espérant y trouver une qualification utile de retour à la vie civile. Peu politisés, ils aperçoivent une armée à l’image de la société civile: profondément injuste et vexatoire à l’égard des classes populaires. Sous les brimades terribles des « vaches sacrées », surnom des officiers, les jeunes recrues apprennent la réalité d’une société de caste, profondément inégalitaire et méprisante. Symboliquement, iIs découvrent avec le cadeau au nouveau régime d’un navire suédois, la différence entre un bateau chilien cloisonné réservant des zones de confort aux seuls officiers et un bateau européen offrant des conditions de vie plus égalitaires.
Après l’élection de Salvador Allende le 4 septembre 1970, apparaissent peu à peu, les méthodes de contestation du nouveau président de la République par une opposition farouche, prête à tout, remettant en cause le principe démocratique, et qui ne craint pas de jeter la nation dans le chaos et l’abîme pour reprendre le pouvoir qu’elle estime lui appartenir par nature. L’armée des officiers, et les jeunes soldats opposants, sont au cœur de ce processus qui a pour but ultime, la mise en place d’un coup d’état militaire, auquel peu de dirigeants en place, y compris Salvador Allende, croient. Par un paradoxe invraisemblable et une manipulation de l’opinion, les opposants au coup d’Etat seront emprisonnés, torturés, pour atteinte à l’état de droit, ceux là même qui voulaient mettre à jour la conjuration militaire appuyée par les États-Unis. Le dessin de Alain Frappier, dont certaines cases rappellent des pages de la Guerre d’Alan de Emmanuel Guibert, restitue de manière brutale l’hostilité extrême des mots des officiers de marine qui s’exprime par la violence mais aussi par leurs visages déformés par la haine.
Comme dans les ouvrages précédents, le scénario de Désirée Frappier est dense et précis. Aucune approximation, le caractère documentaire prenant le pas sur une histoire romancée. « La justesse historique constitue la pierre angulaire de nos albums », écrit Désirée Frappier. Une thèse de 800 pages, et 1284 pages de témoignages recueillis ont ainsi servi de support au scénario pour créer une BD profondément engagée qui prend le parti des plus faibles et des opprimés. Une BD politique au sens noble du terme avec pour but majeur de mettre dans la lumière des faits que la société chilienne rechigne encore à regarder en face.
Avec cette trilogie, Désirée et Alain Frappier démontrent une fois encore que la bande dessinée et le roman graphique sont des supports parfaits pour dire l’Histoire, la petite et la grande.